mercredi 24 janvier 2018

L’incroyable aventure de l’homme qui pétait plus haut que son cul

La nouvelle qui suit est au sommaire des Contes Marron volume 2 (Éditions des Artistes Fous) à paraître en février et qui devrait être disponible en avant-première sur notre stand au salon le Grimoire (à Gérardmer pendant le cadre du festival du film fantastique) (enfin sauf accident d'impression ou de livraison).
Je la publie ici avec un peu d'avance sans oublier de vous inciter à vous procurer ensuite l'anthologie pour profiter de tous les autres textes de grande qualité anale (ainsi que sa magnifique couverture).
J'en profite pour saluer Xavier Otzi qui a soufflé l'idée "pro(cto)logue" que je lui vole sans remord.

L’incroyable aventure de l’homme qui pétait plus haut que son cul



Pro(cto)logue – Où les freaks sont chics

L’agent Johns toussa et essaya d’épousseter son costume avant d’abandonner, l’été avait été sec et la terre soulevée par la foule autour de lui se déposait plus vite sur le tissu qu’il ne pouvait l’enlever. Que ne fallait-il pas faire pour le bien de la patrie ? Lui le dernier aurait pu se douter que travailler pour le bureau l’aurait amené à visiter un freakshow alors que son pays venait à l’hiver de s’engager dans le conflit en Europe. Il aurait pu rejoindre la naissante Office of War Information, au lieu de quoi il déambulait entre les chapiteaux, évitant d’être bousculé par les enfants qui courraient en tous sens, soulevant ces nuages qui irritaient la gorge et le moral de l’officier.
Le discours du monsieur Loyal lui confirma qu’il était bien devant la bonne tente… Le personnage respectait le cliché du rôle qu’il interprétait : grand et sec, redingote trop large aux couleurs criardes, chapeau haut de forme et petite moustache pointue à l’européenne.
« Entrez, mesdames et messieurs, petits et grands,
Vous n’en croirez pas vos yeux, car l’homme dont vous vous apprêtez à voir le spectacle est incroyable. Véritable surprise de la nature, il est né avec le bas du système digestif inversé le poussant dès sa plus petite jeunesse à développer d’incroyables facultés de contorsion afin de satisfaire aux besoins de son corps ; tout cela couplé avec des remontées de gaz constantes, vous aurez le plus incroyable des contorsionnistes pétomanes du monde.
Entrez, mesdames et messieurs, petits et grands, et vous assisterez au spectacle unique au monde, la fierté de notre show, le pilier de notre troupe : L’inouï volcan gastrique, le stupéfiant ventilateur élastique, l’extraordinaire anus qui pointe vers Dieu… l’incroyable homme qui pète plus haut que son cul ! »

Sous l’éclairage des lampes à gaz du chapiteau et de quelques torches, se tenait un petit homme. Plutôt maigre, il portait une sorte de collant vert qui sur le haut formait des bretelles à la façon des tenues des lutteurs ; en dessous il ne portait rien, laissant apparaître un torse nu glabre. Sa peau était trop pâle pour la saison et son visage semblait émacié, comme malade. Il ne devait même pas avoir atteint la trentaine d’années et pourtant ses cheveux bruns commençaient visiblement à se clairsemer. Loin de l’allure d’athlète à laquelle l’agent Johns s’attendait ; il se demandait s’il ne s’était pas trompé de client, clairement le saltimbanque gringalet n’avait pas la carrure pour la mission qu’il avait à lui confier.
Le public avait fini de faire son entrée et l’agent avait pris place dans le fond de la tente ; là où il se sentait le plus à l’aise : dans l’ombre, en simple observateur.
Les rideaux du chapiteau se fermèrent à la lumière extérieure et un roulement de tambour annonça le début du spectacle. Sur la scène, centre de toutes attentions, le performer salua son audience d’une révérence gracile. Puis il se saisit d’une torche accrochée à proximité puis l’approcha du haut de son postérieur, au creux des reins juste au bas du dos ; et dans une terrifiante pétarade une flamme de plus de deux mètres s’éleva dans les airs, tuant toutes les ombres autour d’une audience enfin captivée ; à l’exception du fédéral qui aurait préféré être sous les feux nazis que face à ce spectacle grotesque pour ses yeux et ses oreilles.

Le spectacle venait de s’achever sur le clou : plié en deux, en équilibre sur les mains alors que ses jambes se bloquaient derrière sa tête, le contorsionniste se projetait à la force de ses vents, faisant de petits sauts dont le système de propulsion hors-norme soulevait des nuages de poussière, placée commodément sur scène à cet effet.
Johns attendit que le contorsionniste se rende dans sa loge après un salut sous l’ovation d’un public enthousiaste. Public qui ensuite quitta progressivement le chapiteau, attiré par la voix du monsieur Loyal qui les orientait vers de nouveaux spectacles « dont vous ne reviendrez pas » ou « que vous n’avez jamais même imaginé ». Puis avec la discrétion qui allait avec sa progression, il se rendit vers la loge de l’artiste pour qui il avait fait ce déplacement.


I – Où le sort de l’Amérique, voire du Monde, est en jeu

Buster, car c’était là le nom du forain pétomane, sortit de la petite tente dans laquelle il avait fait une rapide toilette, se débarrassant de la sueur et de la poussière qui collait sa peau. Ses performances lui ouvraient toujours l’appétit et il se réjouissait de la collation qui l’attendait dans sa roulotte.
Il prit le temps d’un détour pour flatter Flash et Gordon, les deux chevaux qui tiraient fidèlement sa demeure depuis des années. Les forains se mettaient tous à l’automobile mais lui ne pouvait se résigner à abandonner ses meilleurs amis ; bien sûr il serait un jour temps de les laisser jouir d’une retraite méritée, alors il succomberait sûrement à la mécanique, mais ce moment n’était pas encore arrivé.
Il fut particulièrement surpris en entrant dans sa roulotte d’y trouver attablé un homme sec, en costume de ville aux cheveux et à la moustache coupés ras. Buster allait chercher Mick, l’homme fort de la troupe, tout aussi habile à plier les importuns que les barres de fer ; il ne se ravisa que parce que l’homme l’interpella de son nom complet. Il était « l’homme qui pétait plus haut que son cul » ou « le contorsionniste pétomane », personne ne l’appelait jamais Buster Wyler, à part sa famille et l’administration… et l’homme n’était pas de sa famille ; son attention était piquée et il la retourna donc vers l’individu, toujours impassible. Buster tira une chaise et s’installa en vis-à-vis, de l’autre côté de la table où l’homme avait posé un chapeau de citadin poussiéreux.
« Je suis ici au nom du gouvernement…
— Si vous êtes du service d’incorporation, j’ai déjà été réformé… Vous avez peut-être remarqué mon léger handicap.
— Je ne suis pas là pour la conscription. Et ce n’est pas au front que votre pays a besoin de vous. Le service que nous requérons de vous est bien plus important qu’une bataille dans le pacifique. »
Le contorsionniste, qui tout à coup avait la gorge sèche, se leva pour aller chercher deux verres et une carafe d’eau. L’homme du gouvernement refusa poliment la proposition de se désaltérer et Buster but seul son verre avant de s’éclaircir la gorge et de poursuivre :
« Et je suppose que c’est le genre de « service » qu’on ne décline pas ?
— Vous supposez bien. Je vous laisse une demi-heure pour vous préparer, je vous attends à la sortie des visiteurs. »
Le fonctionnaire se leva, se saisissant de son couvre-chef, et esquissa un départ. Buster l’intercepta avant de partir, retenant son bras de la main, pour poser la question à laquelle il n’avait pas eu de réponse :
« Mais est-ce que je peux au moins demander ce qu’on attend de moi ? Et où on va ?
— Vous pouvez le demander. Mais je n’ai pas de réponse à vous donner, toutes ces informations sont classées. Tout ce que je peux dévoiler c’est que votre échec serait catastrophique et que vous pourriez très bien être notre seule chance de sauver ce pays et une partie du Monde. »


II – Où les trajets agités mènent à des lieux inattendus

Seul les cahots de la route indiquaient au futur héros contraint que le train progressait bien. Depuis qu’il avait quitté le cirque en voiture, ses yeux avaient été maintenus bandés afin qu’il ne puisse se repérer. Il était en direction d’un acte héroïque qui lui apporterait une gloire qui ne sortirait probablement pas du pentagone ; heureusement qu’on lui avait promis une indemnisation équivalent à presqu’un mois de son salaire de forain pour seulement quelques jours. Mais en dehors de cette promesse pécuniaire on le laissait dans le noir complet, littéralement et métaphoriquement : il ne savait pas où il allait ni ce qu’il allait faire. Même après son départ et avec l’assurance qu’il ne pouvait plus se confier à quiconque, le fonctionnaire continuait à se contenter de lui dire qu’il serait briefé en temps et en heure.
Quand il se réveilla le train était à l’arrêt. Et il voyait son accompagnateur sur la couchette en face de la sienne dans le wagon qu’ils partageaient. Un rapide geste à son visage le convainquit qu’il ne rêvait pas et que son bandeau n’était plus en place ; il n’était apparemment plus nécessaire avec le rideau de la seule fenêtre tiré. Son interlocuteur refusa de confirmer ou d’infirmer qu’une drogue lui avait été donné pour le pousser au sommeil comme il suspectait. Tout comme il refusa de lui dire combien de temps il avait passé assoupi ; tout était fait pour qu’il n’ait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Peut-être allaient-ils traverser tous les États-Unis, ou peut-être faisaient-ils une boucle pour revenir à leur point de départ.
Le train reprit doucement sa course. Apparemment ils n’étaient pas encore arrivés à destination et la halte n’était qu’une étape, probablement pour le ravitaillement ; ou simplement pour le perturber un peu plus dans une éventuelle tentative de se repérer avec les sens dont ils n’avaient pu le priver. Ignorant combien de temps le reste du trajet allait durer, il lui fallait maintenant trouver comment occuper son temps, enfermé dans une cabine avec un fonctionnaire peu loquace et aucune distraction.
« Agent ? Peter Johns, c’est votre vrai nom ou un alias ?
— C’est comme ça que je m’appelle en ce qui vous concerne.
— Et vous êtes marié ? Des enfants ?
— …
— Cool, super conversation Funny Pete ! »
Il ne lui arracha plus le moindre mot ensuite, malgré ses tentatives ; tout juste un haussement de sourcil ininterprétable au surnom ridicule dont il l’avait affublé.
« Clac-clac-clac » les roues du train étaient plus communicatives que l’agent secret Peter Johns ; alors Buster décida de faire quelques exercices malgré la taille de la cabine. Ses facultés de contorsionnistes requéraient un exercice quotidien auquel l’exiguïté n’était clairement pas un handicap. Par contre quand il s’essaya à entretenir l’autre facette de son art, Funny Pete exprima sa désapprobation d’un raclement de gorge et le pétomane choisit de remettre ces exercices à une occasion ultérieure.

« Bon, maintenant que nous arrivons bientôt à destination, il est temps que je vous brief sur le service que l’on attend de vous. »
Buster aurait aimé répondre d’une remarque cinglante, mais il était tellement étonné d’obtenir ces informations spontanément qu’aucune réplique cynique ne lui venait à l’esprit. Il se contenta d’écouter attentivement les explications, parcellaire certes, de ce qu’on attendait de lui ; de la contribution qu’il apporterait à cette nation dans l’effort de guerre ; de ce qui ferrait de lui le héros qui a sauvé la patrie… contraint mais tout de même exalté.


III – Où on atteint les lieux inattendus

« Et bien sûr vous ne direz jamais rien de tout ce que je vous ai dit sur ce lieu.
— Mais vous ne m’en avez rien dit.
— Voilà vous comprenez, c’est exactement ça.
— Non, mais vous ne m’avez littéralement rien dit. Juste que c’est un centre d’expérience scientifique top secret. »
Le bâtiment ressemblait plus à un centre industriel qu’à un laboratoire ; énorme bâtisse de béton et de tôles avec tuyaux et cheminée crachant des nuages de diverses teintes de blanc et de gris. Le complexe était entouré d’une clôture électrifiée formant un périmètre dans lequel patrouillaient de nombreux militaires. Plusieurs miradors équipés de lumières de poursuite complétaient le dispositif qui donnait au lieu l’apparence d’une usine dans un camp d’emprisonnement.
Un camp qui si l’on en croyait la pancarte d’avertissement à l’entrée était sous l’autorité du Manhattan District.
« Manhattan ? On est proche de New-York ?
— C’est là que se trouvent les bureaux du projet. On peut avancer ou vous avez d’autres questions pertinentes à poser avant de commencer ?
— Vous voyez Funny Pete que quand vous le voulez, vous arrivez à être marrant. Après vous. », conclut-il en l’invitant d’un geste à avancer.
L’agent Johns n’avait eu qu’à se présenter au portail pour que celui-ci lui soit ouvert diligemment par le planton de service.

Une fois dans le bâtiment le contorsionniste suivit son guide comme son ombre à travers un dédale de couloir gris et lugubre malgré un éclairage excessif. À l’intérieur, la tension était forte ; tous les scientifiques croisés – reconnaissables à leurs blouses blanches – et quelques militaires se déplaçaient comme si leur vie était en jeu. Et c’était le cas, malgré la compartimentation des informations il était dur de garder un désastre imminent secret des collaborateurs du projet qui se trouvaient être également les premières victimes potentielles.
Dans une petite salle, un scientifique – probablement un responsable du complexe – tenta de lui expliquer dans des mots simples le problème qui menaçait de mettre en péril la nation toute entière. Un conduit de leur centre d’enrichissement – Buster n’avait pas cherché plus loin à comprendre certaines expressions – risquait de rompre sous la pression à cause d’une micro-fissure. Cela risquait d’entraîner quelque chose que le forain ne comprenait pas bien mais par contre il avait bien compris la conclusion inéluctable : Boum ! Plus de centre de recherche, plus de scientifiques et de militaire, un gros trou où qu’ils se trouvaient et un air empoisonné – ou un truc du genre qui avait rapport à une scientifique française. Ils avaient besoin de quelqu’un de suffisamment souple pour ramper dans leurs tuyaux et aller colmater la brèche avant qu’il ne soit trop tard.
« Et en quoi ça va sauver le pays ? »
Cette fois c’est l’agent, silencieux pendant tout le discours scientifique, qui répondit :
« Ce projet est essentiel à l’effort de guerre. Sa réussite pourrait s’avérer décisif quant à la conclusion du conflit. Mais surtout l’accident, même en mettant de côté les dégâts et les pertes, enverrait un terrible message qui porter un coup fatal au moral de nos troupes et de nos alliés tout en renforçant celui de l’axe. »
Le discours semblait rôdé – il répétait probablement mot pour mot celui que ses supérieurs lui avaient tenu – et Buster l’accepta d’un mouvement de tête sans contester quoi que ce soit.
« Mais pourquoi moi ? Vous ne pouvez pas utiliser un de vos engins télécommandés ?
— Les tuyaux sont en plomb, pour se protéger des radiations. Ça protège aussi des ondes qui commandent ces machines qui sont inutilisables.
— D’accord, et je suis le seul contorsionniste pour cette mission parce que mon autre faculté sera mise à contribution je suppose… Alors qu’est-ce que je vais devoir me mettre dans le cul ? »


IV – Où se mettre des choses dans l’anus peut sauver le monde

« Et donc ce mastic doit aller dans mon rectum, parce que ?
— Vos mains seront mises à profit pour progresser dans les tuyaux. De plus ceux-ci sont trop étroits pour porter des vêtements à poche… commença à expliquer l’agent du FBI.
— Vous serez d’ailleurs nu afin de pouvoir avancer sans « accroc », poursuivit le scientifique au sérieux imperturbable.
— Et nous vous fournirons un lubrifiant afin de diminuer les frottements qui pourraient vous ralentir, sentit bon de préciser l’agent.
— Et dans tout ça mon anus reste le seul réceptacle disponible pour le mastic qui comblera la fissure.
— Voilà ! D’autres questions avant de commencer ?
— Juste une rapide – je ne voudrais pas trop retarder l’accomplissement de vos fantasmes étranges. Qui a bien pu avoir l’idée de ce plan ? »

Après avoir déroulé un schéma complet du complexe, l’agent commença à présenter les détails du plan. Il faisait de grands gestes, de grandes phrases – plus grandes que tout ce dont le contorsionniste avait entendu de lui sur tout le chemin jusque-là – et laissait Buster incapable d’en placer une, se contentant de mémoriser les tours qu’il allait devoir prendre une fois dans le tuyau sans contact possible avec l’extérieur. Par instant le scientifique se permettait d’apporter des précisions qu’il jugeait pertinentes ; Buster les ignorait, les jugeant sans intérêt pour la mission, en tout cas pas pour sa mise en application qui consistait juste à ramper pour lâcher la caisse la plus importante de sa vie, à l’endroit et au moment opportuns.
Après lui avoir offert un verre d’eau, le scientifique et l’agent le laissèrent se déshabiller et se huiler les parties du corps qu’il estimait les plus gênantes pour sa progression. Ils le menèrent ensuite jusqu’à un escabeau donnant sur une trappe vers l’entrée d’un premier tuyau qui lui permettrait de rejoindre le complexe de tubes de métal qui formaient le système respiratoire de l’ensemble du bâtiment. Ses deux accompagnateurs avaient eu la présence d’esprit de faire évacuer cette zone pour ménager sa pudeur ; pourtant peu gêné habituellement dans ce domaine, Buster n’en menait pas large.
Que ne ferait-on pas pour son pays ? Même sans trop savoir ce qu’on va faire exactement ? Même sans trop savoir pourquoi ? Mais sans trop avoir le choix de toute façon.


V – Où un trou du cul sauve le monde

Buster glissait et se tortillait depuis presque une demi-heure. Un coude à droite, deux virages à gauche, quelques embranchements, montées puis descentes ; il avait complètement perdu le sens de l’orientation qu’il n’avait de toute façon jamais eu fort développé.
La seule raison pour laquelle il ne se reprochait pas d’être dans une telle situation était qu’on ne lui avait jamais vraiment demandé son avis. S’il avait refusé il aurait probablement été jeté dans un trou, voire exécuté sur place ; mais finalement ces options ne semblaient plus si rebutantes maintenant qu’il se trouvait à ramper dans cette fournaise, recouvert de graisse et de sueur, obligé de contracter les sphincters pour éviter de perdre de la précieuse substance qui ne demandait qu’à fuiter.
Et bien sûr il ne pouvait s’empêcher d’angoisser quant au contenu de son anus. On lui avait assuré que le mastic était à prise très lente, mais il redoutait de se retrouver avec la pire occlusion de l’histoire des désordres intestinaux s’il ne se dépêchait pas suffisamment.
« On ne devient pas un héros sans sacrifice », il était sûr d’avoir lu ça dans un tract pour l’effort de guerre. Ou était-ce dans un numéro de Captain America ? Il aurait abandonné sans remord ce rôle pour retourner à celui de saltimbanque.

Ça faisait désormais de trop nombreuses minutes qu’il était complètement isolé de tout son venu de l’extérieur, sa progression était rythmée uniquement par les assourdissants battements et sifflements des entrailles de ce bâtiment. La métaphore était trop facile pour ne pas qu’il se sente comme un microbe progressant dans une bête malade.
Sans indication nouvelle il devait se contenter de sa seule mémoire. Le plus souvent il progressait dans de longs tuyaux, mais il lui fallait tout de même se rappeler d’une grosse dizaine de changements de direction qu’il avait encodé dans un poème mnémotechnique. Mais pressé par le temps et ses commanditaires, il avait manqué de temps pour le mémoriser parfaitement et en doutait parfois.
Plus de tournant, plus qu’à passer la dernière ligne droite ; et surtout ramper dans ce rétrécissement empli de vapeur et à peine assez large pour la largeur de ses épaules. Essayant de progresser en aveugle à la manière d’un lombric il finit par trouver la fuite, sentant une différence de pression contre ses côtes. S’aidant de la sueur qui avait pris la place de la graisse, il pivota sur lui-même jusqu’à ce que son anus soit posé directement en vis-à-vis de la fissure à combler.
Jamais flatulence n’avait été si libératrice… Malgré la désagréable impression de s’être fait dessus, il était libéré d’un poids, qui pesait autant sur son esprit que sur son gros intestin. À vue de nez le produit avait eu le temps de s’imprégner de matière fécale, Buster espérait juste que cela n’avait pas altéré le mastic et que la prise se ferait quand même.

Le retour allait s’avérer encore plus éprouvant. Le tuyau dans lequel il se trouvait était trop étroit pour effectuer un demi-tour et il dut à nouveau se démener comme un lombric, pour reculer cette fois. Il sentit dans les premiers moments la substance pâteuse qui n’avait pas encore pris s’étaler contre le bas de son dos. Et quand il passa enfin le visage à la hauteur de la matière en question, le nez à quelques centimètres au-dessus, il remercia la vapeur de ne pas s’être totalement estompée et de ne pas voir ce qu’il sentait.
Une fois rejoint le tube plus large il put opérer une manœuvre de retournement qui aurait pu être une agréable détente de ses articulations et de ses muscles si dans le mouvement il ne s’était pas retrouvé à un moment la joue collée contre son bas du dos, la substance poisseuse et malodorante comme seule séparation entre les deux bouts de peau.
C’est une heure plus tard, presque deux après le départ du contorsionniste, que l’agent Johns, qui attendait à son point de départ, le vit réapparaître. Ou plutôt le vit tomber comme une masse depuis la trappe d’aération sur le sol. Ce n’était plus qu’un amas de chaire tremblotante et sanglotante, couverte de sueur et de matières fécales, perclus de crampes.
Voulant dans un premier temps s’assurer que la mission était un succès auprès de l’intéressé, il se ravisa après s’être approché de trop près pour son odorat. Il décida donc de remettre le debriefing aux premiers instants qui suivraient sa douche et ordonna à un militaire de faction d’aller chercher une couverture pour couvrir le pauvre forain et un brancard afin de l’évacuer vers la salle de bain la plus proche.


Épilogue – Où le héros retourne à des flatulences insignifiantes

Même quand les infos du projet Manhattan furent déclassifiées, l’incident de la fuite n’était dans aucun des documents ; et parmi toutes les personnes impliquées dans l’opération, si l’on trouvait bien l’ensemble des employés du laboratoire et même l’agent Johns, aucune mention n’était faite de Buster Wyler.
Le héros qui avait, par ses contorsions, changé le cours de l’histoire était donc resté anonyme jusqu’à sa mort et à toujours. Mort qui avait été douloureuse et précoce. Une dizaine d’année après la fin de la guerre, un cancer du côlon s’était déclaré et il avait dû abandonner sa carrière. Sans couverture sociale, et oublié de tous les registres officiels, il avait souffert plusieurs mois dans le dénuement le plus total avant de trépasser.
Tout le monde avait bien vite oublié le héros qu’était Buster, mais le souvenir de l’homme qui pétait plus haut que son cul resta vif dans le domaine du spectacle. Il avait produit un spectacle qui resterait mémorable pour tous ceux, petits et grands, qui avaient eu la chance d’y assister. Une fierté que le contorsionniste avait gardée jusqu’à la fin et qui pour lui avait finalement le plus de valeur, car peu importe d’être un héros dont les pets sauvent le Monde quand on peut être un artiste et une inspiration, même au travers de flatulences insignifiantes.