dimanche 21 août 2016

Poussière et octets

Cette nouvelle inédite (qui traînait dans un "tiroir" depuis au début 2014) est publiée sous licence CC0 à l'occasion du Ray's Day 2016.

Poussière et octets


Ce n’est pas la réalité. L’inspecteur de police a été clair. Ma conscience a été digitalisée et insérée dans cette simulation pour une reconstitution ; dans l’état mémoriel d’avant les événements, les souvenirs dans le subconscient rejailliront au fur et à mesure d’imperceptibles stimuli. Subjectifs par nature, ils ne sont pas recevables pour un procès, mais l’inspecteur en étant témoin de ceux-ci, et à l’aide de l’enregistrement, pourra entamer son enquête avec des certitudes plutôt que des hypothèses. Il est beaucoup plus complexe de falsifier sa mémoire que de mentir pendant un témoignage, c’est tout l’intérêt d’organiser cette reconstitution en réalité virtuelle : recueillir les souvenirs des témoins, surtout si le programme permet d’enregistrer les choses au moment de leur remémoration, sans laisser le temps à la personne de les suranalyser, les rendant encore plus subjectives.
Quand je regarde autour de moi, seule une discrète marque en filigrane au coin de l’œil est là pour indiquer que ce n’est qu’une simulation – défaut codé à dessein au cœur du programme pour le distinguer de la réalité dont il peut être une reproduction si réaliste. La salle d’interrogatoire est impressionnante : les murs blancs immaculés en rendent les contours indistincts, en déterminer la dimension exacte est impossible et entraîne une étrange impression d’immensité claustrophobique. La chaise comme on s’y attend dans une salle d’interrogatoire ne permet pas d’être installé confortablement ; trop dure, elle grince dès qu’on s’agite dessus pour passer d’une position inconfortable à une autre qui ne l’est pas moins. La table sur laquelle j’ai reposé mes mains est froide. L’inspecteur face à moi est indéniablement humain, aussi vraissemblable que la fumée de sa cigarette qui m’irrite le nez et les yeux. Je m’apprête à protester contre le tabac, avant de réaliser que je ne risque pas grand-chose dans une simulation informatique. À moins que le réalisme soit poussé jusqu’à simuler des cancers au bout d’années de tabagisme passif virtuel.
L’inspecteur finit par me sortir de mes réflexions, me rappelant que je suis ici pour mon témoignage. Il me demande de commencer. Ça me revient...
<< Je dormais quand un bruit me réveilla.
Un scintillement agite les murs de la salle d’interrogatoire, se faisant de plus en plus fort, puis tout ce qui constitue la pièce se dématérialise, une fragmentation complète qui brouille ma vision. Les pixels se mettent en mouvement, tournant autour de moi en spirale avant de changer de forme, de taille et de texture pour recomposer un nouveau décor. La simulation suit mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils me reviennent. Je suis dans ma chambre à coucher, j’ai même retrouvé mon pyjama. L’inspecteur se tient dans un coin de la pièce encore plongée dans la pénombre. Heureusement que j’ai perdu l’habitude que j’avais adolescent de dormir nu ! Je reproduis les gestes d’hier...
<< Assis au bord du lit, j’enfilai mes pantoufles.
Le souvenir du rêve interrompu s’estompe. Des bribes de celui-ci me sont-elles revenues avant de disparaître à nouveau ou est-ce seulement cette impression qu’il m’échappe ? Est-ce que j’oublie un souvenir ou est-ce que je me souviens d’un oubli ? Le sentiment de déjà-vu est oppressant ; toutes ces questions sans réponses me plongent dans un début de vertige difficile à combattre. Il est plus simple de ne pas s’en occuper et rester sur la reconstitution.
Un raclement de gorge de l’inspecteur dans mon dos me fait sentir qu’il est important que je me souvienne le plus clairement possible des événements. Pour m’aider, je prends une grande inspiration et sens mes poumons s’emplir d’air puis se vider. Mais au lieu de me concentrer, je ne peux m’empêcher de m’interroger. La simulation ne semble pas se contenter d’une vague vraisemblance ; pour atteindre un tel degré de réalisme, va-t-elle jusqu’à modéliser chaque molécule de l’air environnant ? Ou même jusqu’aux interactions entre électrons, protons et neutrons ; voire aux forces élémentaires qui régissent l’univers physique ? Je ne me suis jamais intéressé à la question et le moment n’est peut-être pas idéal. Trêve de divagations, restons sur l’objectif initial de cette respiration : ma mémoire.
<< Je me levai pour vérifier d’où venait le bruit qui m’avait réveillé.
Réagissant à mon mouvement, le variateur allume progressivement la lumière dans la chambre. Je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant le miroir en pied pour m’observer. Est-ce vraiment ce à quoi je ressemble ou la perception que j’ai de moi-même ? Impossible de le dire, dans ce domaine je ne peux pas prétendre à l’objectivité. Il manque peut-être la disgracieuse cicatrice au-dessus de l’œil droit, héritée d’une blessure de jeunesse. Non, elle est bien présente ! L’environnement s’adapte à ma mémoire, peut-être m’a-t-il suffit d’y penser pour la faire apparaître ; ou bien j’ai imaginé son absence alors qu’elle a toujours été là. Un nouveau raclement de gorge de l’inspecteur me rappelle à mes obligations... à moins que fumer dans une reconstitution virtuelle ne soit mauvais pour la gorge. Je dois reprendre le scénario de la veille. Je m’applique sur l’exercice de respiration qu’un ami adepte du yoga m’a appris il y a quelque temps ; si ça m’aide à me concentrer pour le travail, ça m’aidera peut-être aussi pour mes souvenirs.
<< J’appuyai la main sur la poignée et entrouvris la porte.
Aucune lumière ne filtre du rez-de-chaussée ; un léger bruit se fait entendre. Rien de très distinct, peut-être le chat de la voisine est-il encore entré en douce par une fenêtre entrouverte. Je vais devoir courir dans toute la maison pour le chasser mais ensuite je pourrai me recoucher. Je me rappelle mon agacement ; non, je ressens de l’agacement.
<< Je descendis les escaliers sur la pointe des pieds sans prendre la peine d’allumer la lumière.
J’ignore ce qui me pousse à vouloir surprendre le visiteur félin, à l’observer dans son invasion sans qu’il n’ait conscience de ma présence. Mon excès de discrétion a quelque chose de comique, j’ai l’impression de jouer les cambrioleurs en ma propre demeure. C’est absurde, l’animal est nyctalope, je n’ai aucune chance de le prendre par surprise. Mais ça s’est passé ainsi – dans l’obscurité et sans bruit – alors je reproduis la situation à l’identique, ravalant toute ébauche de rire face au ridicule de mes actes.
<< Le bruit venait de la cuisine. J’avançai dans sa direction.
Un filet de lumière filtre sous la porte fermée de la pièce. Ce n’est pas un chat et je commence vraiment à m’inquiéter. Les événements ont déjà eu lieu et leur déroulement est inéluctable, je n’ai pas de raison de paniquer. Pourtant j’avais peur alors, c’est à nouveau le cas. Je continue à revivre tout à l’identique jusque dans mes réactions émotionnelles. Je jette un coup d’œil en arrière, l’inspecteur m’a suivi ; mais sa présence ne me rassure pas, je sais que ce n’est qu’un observateur qui n’interviendra pas dans la simulation. Elle ne fait qu’augmenter mon angoisse et le sentiment que les choses n’ont aucune chance de bien tourner.
<< Je regrettai de ne pas posséder d’arme. Et tous mes couteaux se trouvaient de l’autre côté de la porte, avec l’intrus.
Toujours cette impression de déjà-vu angoissante, presque paralysante. Et ce pressentiment que je ne dois pas ouvrir cette porte. Ou est-ce mon subconscient qui se souvient ? J’ai beau faire l’effort, mes souvenirs me reviennent au fur et à mesure que je les revis, impossible d’anticiper. C’est inéluctable, je vais l’ouvrir puisque je l’ai déjà fait.
J’ai une hésitation... je ne me rappelle pas avoir hésité. L’inspecteur attire mon attention comme à son habitude puis me renvoie à mes souvenirs d’un hochement de tête en direction de la porte, il veut s’assurer que je reste dans les rails. Le temps de calcul de la simulation coûte cher, autant aller directement aux souvenirs utiles au tribunal. Car je le réalise, si je suis ici c’est qu’un crime a eu lieu...
On ne m’en a rien dit pour que mon subconscient n’entrave pas le déroulement de la simulation mais on ne déploie pas de tels moyens pour attraper un enfant du voisinage venu voler une orange dans la corbeille de fruits. Ce n’est pas un délit qu’on cherche à élucider, la réalité virtuelle est principalement utilisée pour résoudre les crimes. La panique s’empare de moi : Je dois être là en tant que victime. Ou suis-je là sous un faux prétexte ? Pourrais-je avoir fait quelque chose de répréhensible et n’en garder aucun souvenir ? Est-ce un piège ?
J’ai besoin de savoir, j’essaie de forcer mes souvenirs pour me rappeler comment ça va finir. Le simulateur n’aime pas et je perds le contrôle : les faibles sources de lumière deviennent floues, les murs se mettent à osciller, le sol est mouvant. L’inspecteur m’empoigne et me secoue. Je ne sais pas trop ce qu’il me dit mais ça marche, je retrouve mon calme. Je ne peux pas changer le passé, autant faire correctement mon travail de citoyen en aidant au mieux les forces de l’ordre.
<< La clenche s’abaissa et la porte s’entrebâilla. Je pénétrai dans la pièce.
Suis-je bête ? Je n’y pense que maintenant mais je n’aurais pas dû entrer sans prévoir un moyen de me défendre. Tenir n’importe quel objet contondant me rassurerait un minimum. Mais devant la scène qui se déroule devant moi je pense que ce que j’aurais pris me serait tombé des mains sous l’effet de la surprise.
<< Elle se tenait là, naturelle en petite tenue, occupée à se préparer un en-cas.
« Oh chéri, j’avais une petite faim, tu veux un sandwich ? »
Qu’est-ce qu’elle fait là ? On n’est plus ensemble depuis des semaines. C’est vrai qu’elle ne m’a jamais rendu les clefs mais la rupture était pourtant on ne peut plus claire.
<< Elle reposa le beurre qu’elle avait dans les mains et me sourit.
« J’ai été chez le coiffeur, ça te plaît ?
— Je peux savoir ce que tu fais là ?
— Je viens de te le dire, j’avais faim.
— Non je veux dire ici dans la maison, pas ici dans la cuisine.
— Je ne comprends pas. Ce n’est pas la première fois que je reste dormir. »
<< Elle sourit comme si de rien n’était.
Amnésie ? Pourrait-elle avoir oublié les dernières semaines ? À nouveau l’inspecteur me signale sa présence et la raison de la mienne. Il semble vouloir que j’accélère pour aller à l’essentiel. Je fais un effort pour que les souvenirs reviennent le plus vite possible et la scène se met à dérouler en avance rapide. J’ignorais que c’était possible, je maîtrise probablement juste mieux mon contrôle sur mon environnement. Le dialogue était surréaliste alors ; passé en accéléré il devient ridicule. Mais je n’en ris pas – je suis trop concentré à me rappeler pour ça –, l’officier de police non plus, il garde son impassibilité ; l’accélération ne le gêne pas, tout est enregistré il pourra se repasser la scène à vitesse normale si un élément clef s’y trouve. Je m’étonne qu’il ne m’y ait pas poussé plus tôt, peut-être me laissait-il le temps de m’acclimater à la réalité virtuelle.
<< Anna ne comprenait rien. Je ne savais pas si c’était de l’amnésie ou si elle feignait l’ignorance.
J’essaie de lui faire prendre conscience de la situation.
<< Elle n’eut pas l’air de réaliser.
Elle m’agace encore plus qu’avant que je ne rompe. J’avais déjà des doutes sur sa santé mentale, ils sont devenus conviction. Je hausse le ton.
<< Elle se mit à hurler et pleurer.
Je crie plus fort. Je menace de la foutre à la porte de force si elle continue.
<< Elle me gifla.
Je l’attrape pour mettre mes menaces à exécution. Je le regrette mais quelques menaces verbales accompagnent cette empoignade un peu trop musclée.
<< Elle réussit à se défaire de l’emprise et me repoussa de toutes ses forces.
Je fulmine et me rapproche à nouveau d’elle le regard noir.
<< Elle se saisit d’un couteau posé sur le plan de travail.
Ça fait un mal de chien. Ce n’est qu’un souvenir mais la sensation est indissociable de l’événement. La lame pénètre mon abdomen et la douleur se répand dans tout mon corps, en étoile ; vers les côtes, vers les reins, descendant vers mes parties génitales, remontant vers mon cœur, mes bras et ma gorge. Des pulsations de douleur pure tout autour de la blessure. Et rien en son centre, je ne sens pas la lame, juste la vie qui coule le long de mes muscles abdominaux puis de ma jambe. Le sang réchauffe ma peau de l’extérieur au lieu de le faire de l’intérieur.
<< La chaleur s’échappa de mon corps et je commençai à grelotter. Ma meurtrière se mit à sangloter. Le froid gagna et je m’écroulai sur le carrelage de la cuisine qui avait déjà commencé à se maculer de mon sang.
Mes souvenirs sont revenus jusqu’au dernier, je suis mort.
Ça n’avait duré que quelques secondes. Je n’ai pas eu l’occasion de revoir ma vie se dérouler sous mes yeux pendant cette courte période, je n’ai revu que ma mort. La police sera sans doute satisfaite, elle va pouvoir arrêter la coupable ; et avec l’aide de cette reconstitution Anna n’aura aucun mal à s’en sortir en plaidant la légitime défense, l’irresponsabilité ou que sais-je de raison judiciaire qui dira que je l’ai mérité.
Et moi dans tout ça ? Mon corps est mort, je ne suis plus que conscience virtuelle, un simple écho de l’originale. Et le temps de calcul coûte cher ; maintenant l’enquête bouclée ils vont mettre un terme à la simulation et je vais mourir une seconde fois.
<< J’étais né poussière et je retournai poussière.
J’ai été ressuscité octets et vais retourner octets.

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