Poussière et octets
Ce n’est pas la
réalité. L’inspecteur de police a été clair. Ma conscience a
été digitalisée et insérée dans cette simulation pour une
reconstitution ; dans l’état mémoriel d’avant les
événements, les souvenirs dans le subconscient rejailliront au fur
et à mesure d’imperceptibles stimuli. Subjectifs par nature, ils
ne sont pas recevables pour un procès, mais l’inspecteur en étant
témoin de ceux-ci, et à l’aide de l’enregistrement, pourra
entamer son enquête avec des certitudes plutôt que des hypothèses.
Il est beaucoup plus complexe de falsifier sa mémoire que de mentir
pendant un témoignage, c’est tout l’intérêt d’organiser
cette reconstitution en réalité virtuelle : recueillir les
souvenirs des témoins, surtout si le programme permet d’enregistrer
les choses au moment de leur remémoration, sans laisser le temps à
la personne de les suranalyser, les rendant encore plus subjectives.
Quand je regarde autour
de moi, seule une discrète marque en filigrane au coin de l’œil
est là pour indiquer que ce n’est qu’une simulation – défaut
codé à dessein au cœur du programme pour le distinguer de la
réalité dont il peut être une reproduction si réaliste. La salle
d’interrogatoire est impressionnante : les murs blancs
immaculés en rendent les contours indistincts, en déterminer la
dimension exacte est impossible et entraîne une étrange impression
d’immensité claustrophobique. La chaise comme on s’y attend dans
une salle d’interrogatoire ne permet pas d’être installé
confortablement ; trop dure, elle grince dès qu’on s’agite
dessus pour passer d’une position inconfortable à une autre qui ne
l’est pas moins. La table sur laquelle j’ai reposé mes mains est
froide. L’inspecteur face à moi est indéniablement humain, aussi
vraissemblable que la fumée de sa cigarette qui m’irrite le nez et
les yeux. Je m’apprête à protester contre le tabac, avant de
réaliser que je ne risque pas grand-chose dans une simulation
informatique. À moins que le réalisme soit poussé jusqu’à
simuler des cancers au bout d’années de tabagisme passif virtuel.
L’inspecteur finit
par me sortir de mes réflexions, me rappelant que je suis ici pour
mon témoignage. Il me demande de commencer. Ça me revient...
<< Je
dormais quand un bruit me réveilla.
Un scintillement agite
les murs de la salle d’interrogatoire, se faisant de plus en plus
fort, puis tout ce qui constitue la pièce se dématérialise, une
fragmentation complète qui brouille ma vision. Les pixels se mettent
en mouvement, tournant autour de moi en spirale avant de changer de
forme, de taille et de texture pour recomposer un nouveau décor. La
simulation suit mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils me
reviennent. Je suis dans ma chambre à coucher, j’ai même retrouvé
mon pyjama. L’inspecteur se tient dans un coin de la pièce encore
plongée dans la pénombre. Heureusement que j’ai perdu l’habitude
que j’avais adolescent de dormir nu ! Je reproduis les gestes
d’hier...
<<
Assis au bord du lit, j’enfilai mes pantoufles.
Le souvenir du rêve
interrompu s’estompe. Des bribes de celui-ci me sont-elles revenues
avant de disparaître à nouveau ou est-ce seulement cette impression
qu’il m’échappe ? Est-ce que j’oublie un souvenir ou
est-ce que je me souviens d’un oubli ? Le sentiment de déjà-vu
est oppressant ; toutes ces questions sans réponses me plongent
dans un début de vertige difficile à combattre. Il est plus simple
de ne pas s’en occuper et rester sur la reconstitution.
Un raclement de gorge
de l’inspecteur dans mon dos me fait sentir qu’il est important
que je me souvienne le plus clairement possible des événements.
Pour m’aider, je prends une grande inspiration et sens mes poumons
s’emplir d’air puis se vider. Mais au lieu de me concentrer, je
ne peux m’empêcher de m’interroger. La simulation ne semble pas
se contenter d’une vague vraisemblance ; pour atteindre un tel
degré de réalisme, va-t-elle jusqu’à modéliser chaque molécule
de l’air environnant ? Ou même jusqu’aux interactions entre
électrons, protons et neutrons ; voire aux forces élémentaires
qui régissent l’univers physique ? Je ne me suis jamais
intéressé à la question et le moment n’est peut-être pas idéal.
Trêve de divagations, restons sur l’objectif initial de cette
respiration : ma mémoire.
<< Je
me levai pour vérifier d’où venait le bruit qui m’avait
réveillé.
Réagissant à mon
mouvement, le variateur allume progressivement la lumière dans la
chambre. Je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant le miroir en
pied pour m’observer. Est-ce vraiment ce à quoi je ressemble ou la
perception que j’ai de moi-même ? Impossible de le dire, dans
ce domaine je ne peux pas prétendre à l’objectivité. Il manque
peut-être la disgracieuse cicatrice au-dessus de l’œil droit,
héritée d’une blessure de jeunesse. Non, elle est bien présente !
L’environnement s’adapte à ma mémoire, peut-être m’a-t-il
suffit d’y penser pour la faire apparaître ; ou bien j’ai
imaginé son absence alors qu’elle a toujours été là. Un nouveau
raclement de gorge de l’inspecteur me rappelle à mes
obligations... à moins que fumer dans une reconstitution virtuelle
ne soit mauvais pour la gorge. Je dois reprendre le scénario de la
veille. Je m’applique sur l’exercice de respiration qu’un ami
adepte du yoga m’a appris il y a quelque temps ; si ça m’aide
à me concentrer pour le travail, ça m’aidera peut-être aussi
pour mes souvenirs.
<<
J’appuyai la main sur la poignée et entrouvris la porte.
Aucune lumière ne
filtre du rez-de-chaussée ; un léger bruit se fait entendre.
Rien de très distinct, peut-être le chat de la voisine est-il
encore entré en douce par une fenêtre entrouverte. Je vais devoir
courir dans toute la maison pour le chasser mais ensuite je pourrai
me recoucher. Je me rappelle mon agacement ; non, je ressens de
l’agacement.
<< Je
descendis les escaliers sur la pointe des pieds sans prendre la peine
d’allumer la lumière.
J’ignore ce qui me
pousse à vouloir surprendre le visiteur félin, à l’observer dans
son invasion sans qu’il n’ait conscience de ma présence. Mon
excès de discrétion a quelque chose de comique, j’ai l’impression
de jouer les cambrioleurs en ma propre demeure. C’est absurde,
l’animal est nyctalope, je n’ai aucune chance de le prendre par
surprise. Mais ça s’est passé ainsi – dans l’obscurité
et sans bruit – alors je reproduis la situation à
l’identique, ravalant toute ébauche de rire face au ridicule de
mes actes.
<< Le
bruit venait de la cuisine. J’avançai dans sa direction.
Un filet de lumière
filtre sous la porte fermée de la pièce. Ce n’est pas un chat et
je commence vraiment à m’inquiéter. Les événements ont déjà
eu lieu et leur déroulement est inéluctable, je n’ai pas de
raison de paniquer. Pourtant j’avais peur alors, c’est à nouveau
le cas. Je continue à revivre tout à l’identique jusque dans mes
réactions émotionnelles. Je jette un coup d’œil en arrière,
l’inspecteur m’a suivi ; mais sa présence ne me rassure
pas, je sais que ce n’est qu’un observateur qui n’interviendra
pas dans la simulation. Elle ne fait qu’augmenter mon angoisse et
le sentiment que les choses n’ont aucune chance de bien tourner.
<< Je
regrettai de ne pas posséder d’arme. Et tous mes couteaux se
trouvaient de l’autre côté de la porte, avec l’intrus.
Toujours cette
impression de déjà-vu angoissante, presque paralysante. Et ce
pressentiment que je ne dois pas ouvrir cette porte. Ou est-ce mon
subconscient qui se souvient ? J’ai beau faire l’effort, mes
souvenirs me reviennent au fur et à mesure que je les revis,
impossible d’anticiper. C’est inéluctable, je vais l’ouvrir
puisque je l’ai déjà fait.
J’ai une
hésitation... je ne me rappelle pas avoir hésité. L’inspecteur
attire mon attention comme à son habitude puis me renvoie à mes
souvenirs d’un hochement de tête en direction de la porte, il veut
s’assurer que je reste dans les rails. Le temps de calcul de la
simulation coûte cher, autant aller directement aux souvenirs utiles
au tribunal. Car je le réalise, si je suis ici c’est qu’un crime
a eu lieu...
On ne m’en a rien dit
pour que mon subconscient n’entrave pas le déroulement de la
simulation mais on ne déploie pas de tels moyens pour attraper un
enfant du voisinage venu voler une orange dans la corbeille de
fruits. Ce n’est pas un délit qu’on cherche à élucider, la
réalité virtuelle est principalement utilisée pour résoudre les
crimes. La panique s’empare de moi : Je dois être là en tant
que victime. Ou suis-je là sous un faux prétexte ? Pourrais-je
avoir fait quelque chose de répréhensible et n’en garder aucun
souvenir ? Est-ce un piège ?
J’ai besoin de
savoir, j’essaie de forcer mes souvenirs pour me rappeler comment
ça va finir. Le simulateur n’aime pas et je perds le contrôle :
les faibles sources de lumière deviennent floues, les murs se
mettent à osciller, le sol est mouvant. L’inspecteur m’empoigne
et me secoue. Je ne sais pas trop ce qu’il me dit mais ça marche,
je retrouve mon calme. Je ne peux pas changer le passé, autant faire
correctement mon travail de citoyen en aidant au mieux les forces de
l’ordre.
<< La
clenche s’abaissa et la porte s’entrebâilla. Je pénétrai dans
la pièce.
Suis-je bête ? Je
n’y pense que maintenant mais je n’aurais pas dû entrer sans
prévoir un moyen de me défendre. Tenir n’importe quel objet
contondant me rassurerait un minimum. Mais devant la scène qui se
déroule devant moi je pense que ce que j’aurais pris me serait
tombé des mains sous l’effet de la surprise.
<< Elle
se tenait là, naturelle en petite tenue, occupée à se préparer un
en-cas.
« Oh chéri,
j’avais une petite faim, tu veux un sandwich ? »
Qu’est-ce qu’elle
fait là ? On n’est plus ensemble depuis des semaines. C’est
vrai qu’elle ne m’a jamais rendu les clefs mais la rupture était
pourtant on ne peut plus claire.
<< Elle
reposa le beurre qu’elle avait dans les mains et me sourit.
« J’ai été
chez le coiffeur, ça te plaît ?
— Je peux savoir
ce que tu fais là ?
— Je viens de te
le dire, j’avais faim.
— Non je veux
dire ici dans la maison, pas ici dans la cuisine.
— Je ne
comprends pas. Ce n’est pas la première fois que je reste
dormir. »
<< Elle
sourit comme si de rien n’était.
Amnésie ?
Pourrait-elle avoir oublié les dernières semaines ? À nouveau
l’inspecteur me signale sa présence et la raison de la mienne. Il
semble vouloir que j’accélère pour aller à l’essentiel. Je
fais un effort pour que les souvenirs reviennent le plus vite
possible et la scène se met à dérouler en avance rapide.
J’ignorais que c’était possible, je maîtrise probablement juste
mieux mon contrôle sur mon environnement. Le dialogue était
surréaliste alors ; passé en accéléré il devient ridicule.
Mais je n’en ris pas – je suis trop concentré à me
rappeler pour ça –, l’officier de police non plus, il garde
son impassibilité ; l’accélération ne le gêne pas, tout
est enregistré il pourra se repasser la scène à vitesse normale si
un élément clef s’y trouve. Je m’étonne qu’il ne m’y ait
pas poussé plus tôt, peut-être me laissait-il le temps de
m’acclimater à la réalité virtuelle.
<< Anna
ne comprenait rien. Je ne savais pas si c’était de l’amnésie ou
si elle feignait l’ignorance.
J’essaie de lui faire
prendre conscience de la situation.
<< Elle
n’eut pas l’air de réaliser.
Elle m’agace encore
plus qu’avant que je ne rompe. J’avais déjà des doutes sur sa
santé mentale, ils sont devenus conviction. Je hausse le ton.
<< Elle
se mit à hurler et pleurer.
Je crie plus fort. Je
menace de la foutre à la porte de force si elle continue.
<< Elle
me gifla.
Je l’attrape pour
mettre mes menaces à exécution. Je le regrette mais quelques
menaces verbales accompagnent cette empoignade un peu trop musclée.
<< Elle
réussit à se défaire de l’emprise et me repoussa de toutes ses
forces.
Je fulmine et me
rapproche à nouveau d’elle le regard noir.
<< Elle
se saisit d’un couteau posé sur le plan de travail.
Ça fait un mal de
chien. Ce n’est qu’un souvenir mais la sensation est
indissociable de l’événement. La lame pénètre mon abdomen et la
douleur se répand dans tout mon corps, en étoile ; vers les
côtes, vers les reins, descendant vers mes parties génitales,
remontant vers mon cœur, mes bras et ma gorge. Des pulsations de
douleur pure tout autour de la blessure. Et rien en son centre, je ne
sens pas la lame, juste la vie qui coule le long de mes muscles
abdominaux puis de ma jambe. Le sang réchauffe ma peau de
l’extérieur au lieu de le faire de l’intérieur.
<<
La chaleur s’échappa de mon corps et je commençai à grelotter.
Ma meurtrière se mit à sangloter. Le froid gagna et je m’écroulai
sur le carrelage de la cuisine qui avait déjà commencé à se
maculer de mon sang.
Mes
souvenirs sont revenus jusqu’au dernier, je suis mort.
Ça n’avait duré que
quelques secondes. Je n’ai pas eu l’occasion de revoir ma vie se
dérouler sous mes yeux pendant cette courte période, je n’ai revu
que ma mort. La police sera sans doute satisfaite, elle va pouvoir
arrêter la coupable ; et avec l’aide de cette reconstitution
Anna n’aura aucun mal à s’en sortir en plaidant la légitime
défense, l’irresponsabilité ou que sais-je de raison judiciaire
qui dira que je l’ai mérité.
Et moi dans tout ça ?
Mon corps est mort, je ne suis plus que conscience virtuelle, un
simple écho de l’originale. Et le temps de calcul coûte cher ;
maintenant l’enquête bouclée ils vont mettre un terme à la
simulation et je vais mourir une seconde fois.
<<
J’étais né poussière et je retournai poussière.
J’ai été ressuscité
octets et vais retourner octets.
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