Nouvelle publiée en CC0 à l'occasion du Ray's Day 2014 (before it was cool... non c'était cool dès la première édition).
Et j'en profite pour annoncer que j'ai publié toutes mes nouvelles déjà disponibles en ligne... Les prochaines publications seront donc des nouvelles que je libérerai en CC0 à l'occasion de la troisième édition du Ray's Day (ce lundi). Ensuite je ne sais pas si je publierai beaucoup, n'étant plus productif et ayant fait le tour de mes nouvelles "publiables" (donc j'ai pas ressorti les merdes illisibles de débutant), mais en faisant le tri je trouverai peut-être...
Johnny I hardly knew ye
Laissez-moi vous
raconter mon histoire : elle débute à la sortie d'un hôpital et s'achève
par des funérailles, un peu comme la vie mais en plus court. Deux
événements séparés de moins de trois semaines qui scellèrent la vie
militaire d'un jeune soldat à qui la vie avait probablement trop
sourit ; il s'appelait Johnny et n'eut jamais l'occasion d'être plus
qu'un figurant. Mais tout d'abord il est nécessaire en préambule
d'expliquer un peu le contexte et la raison qui me virent rejoindre ce
lit d'hôpital.
Nous venions de
remporter la première bataille de Kawelin, dans le système d'Elidon,
quelque part dans la galaxie – difficile d'être plus précis, je ne suis
pas astrogateur. Le Saint-Patrick avait été envoyé avec le Washington
pour écraser la rébellion kaweline dans l'œuf – difficile de préciser le
contexte de la révolte, je ne suis pas politologue. Après de longues
minutes de feu nourri des artilleries lourdes sur le satellite de
défense kawelin et sur leurs croiseurs, l'amiral O'Keefe, en
concertation avec l'amiral Hall du Washington, avait lancé les premières
vagues de chasseurs. Je me lançai donc à la tête de mon escadrille pour
une série de manœuvres visant à mettre hors d'état de nuire les forces
adverses tout en limitant au maximum les dégâts. Il fallait mater la
rébellion mais endommager le moins possible les infrastructures de la
planète en prévision du moment où serait restaurée l'autorité impériale.
Les rebelles n'avaient
pas tardé à envoyer leurs propres chasseurs en interception. Le rapport
était de cinq contre trois en notre faveur. Suffisant pour espérer
atteindre la plupart de nos objectifs ; trop juste pour espérer s'en
sortir sans casse.
While goin' the road to sweet Athy, hurroo, hurroo
While goin' the road to sweet Athy, hurroo, hurroo
While goin' the road to sweet Athy
A stick in me hand and a tear in me eye
A doleful damsel I heard cry,
Johnny I hardly knew ye.
Je suis en formation
avec Keenan à ma droite et Craig à ma gauche, Irish Rasta entouré de
Bear et Mimi se tient sur nos arrières afin de les couvrir. Pendant que
les yanks se chargent des chasseurs lancés à notre rencontre, notre
objectif est le satellite de défense. Malgré les tirs d'artillerie,
leurs batteries continuent de nous canarder. Ça tire dans tous les sens
mais, comme souvent dans ce type d'affrontement, peu de tirs font
mouche. Mais le but est rarement de descendre un maximum d'ennemis comme
le pensent la plupart des bleus désirant se faire un tableau de chasse.
C'est comme une partie d'échec : les tirs servent à faire barrage,
pousser l'adversaire à la faute, l'obliger à abandonner son objectif. Et
là les objectifs sont clairement définis : nous devons faire sauter les
batteries de défense, les Kawelins doivent nous en empêcher et les
yanks doivent les empêcher de nous en empêcher ; de leur côté, les
escadrilles restantes du Saint-Patrick se chargent des croiseurs
ennemis, endommagés mais pas encore hors-service. Le principal danger
pour nous reste ces batteries de défense du satellite dont les obus à
fragmentation peuvent percer la coque de nos chasseurs. Les premiers
tirs de barrage adverses ne tardent pas, je gueule mes ordres dans le
communicateur « 40° Sud » et Keenan et Craig me suivent en piqué.
« Redressez 30° Nord ». Le groupe du rasta répond aux tirs dès que notre
manœuvre nous sort de leur ligne de feu. Pendant ce temps, les yanks
arrivent en deux groupes de cinq par le flanc tribord, le premier à
l'horizon, le second au sud. Un troisième groupe semble s'éloigner pour
prendre les assaillants à revers. Je laisse notre escorte vider ses
munitions – les nôtres, réservées au satellite, restent au chaud. Comme
prévu le comité d'accueil se sépare en deux groupes, le plus petit
détachement plonge à notre poursuite tandis que le second tente
d'opposer une résistance aux chasseurs du Washington. « 60° Nord-Ouest,
en accélération ! » La manœuvre me colle au fond de mon baquet. Mes
ailiers me suivent toujours à la trace. Normalement nos poursuivants
devraient hésiter avant de nous poursuivre, au risque de se faire
allumer au flanc par notre groupe de queue. Juste le temps pour moi
d'ordonner une plongée vers le satellite à vitesse maximale. D'après les
comptes-rendus lacunaires que j'obtiens par radio, nos adversaires ont
plutôt bien joué le coup : ils ont concentré un tir nourri sur Irish
Rasta et son unité pour les obliger à rompre leur formation avant de
nous prendre en chasse. Malheureusement pour eux, nous avons eu juste le
temps qu'il fallait pour mettre suffisamment de distance entre eux et
nous et foncer droit au but.
Si les rebelles avaient
eu une vraie armée, un second rideau nous aurait attendu bien sagement
pour nous allumer. Mais nous avons l'avantage du nombre pour focaliser
toutes leurs ressources sur la première escarmouche. Nous arrivons en
vue du satellite, à portée de tir de leurs canons. Il faut nous
rapprocher encore si nous voulons toucher à coup sûr les points faibles
désignés, sans risquer que nos missiles ne soient interceptés. Nous
n'avons que quatre missiles légers par appareil pour cinq objectifs
prioritaires – les deux paraboles de visée et les trois canons longue
portée ayant résisté aux bombardements – et quatre objectifs mineurs
– les canons courte portée principalement dédiés à la défense du
satellite lui-même. C'est ces derniers qui commencent à cracher leurs
obus à fragmentation dans notre direction. J'ordonne l'exécution des
manœuvres d'évitement. Keenan et Craig rompent la formation et je plonge
en vrille, alternant accélérations et décélérations brutales, virant
sans cesse de bord. Ma combinaison m'injecte une haute dose de stimulant
afin de garder mes réflexes affûtés alors que mon corps encaisse
difficilement les G.
Dans mon communicateur,
j'entends le signal de détresse de Craig mais je ne peux pas faire
grand-chose. Il tire ses quatre missiles dans une salve désespérée et
enclenche son éjection. Alors que sa capsule de survie le ramène en mode
automatique vers le Saint-Patrick, deux de ses missiles sont
interceptés et explosent à plusieurs kilomètres du satellite ; les deux
autres atteignent le satellite mais bien loin du moindre objectif. Plus
que huit missiles pour huit cibles, et nous ne sommes pas encore en
position favorable pour faire feu.
Plus que quelques
secondes. Je prends tant bien que mal des informations sur le statut de
Keenan. L'apport d'oxygène est au maximum mais je suis obligé de faire
une pause entre chaque mot, me donnant une intonation mécanique ; chaque
mot prononcé provoque un haut-le-cœur que je gère avec difficulté. Il
me répond avec la même difficulté : il ne se trouve qu'à quelques
kilomètres derrière moi sur bâbord, je devrai donc tirer le premier. Un
obus éclate à quelques centaines de mètres à peine de mon chasseur. Un
choc violent survient, suivi d'un festival sons et lumières sur mon
tableau de bord. Je presse un bouton pour désactiver l'éjection
automatique de ma capsule – le système ne laisse que deux secondes après
la moindre avarie pour être désactivé, une précaution pour rapatrier
les pilotes inconscients. Mon aile gauche ne répond plus ; aussi bien le
réacteur que les deux missiles qu'elle porte. La console de bord me
presse de m'éjecter mais il me reste deux missiles fonctionnels que je
m'empresse de programmer sur les deux paraboles de visée – si l'on ne
réussit pas à les empêcher de tirer, autant essayer de les forcer à le
faire en aveugle. Les deux missiles de gauche menacent de m'exploser au
visage. Tout se passe très vite, je lance ceux répondant encore puis
m'éjecte sur le champ.
With your drums and guns and guns and drums, hurroo, hurroo
With your drums and guns and guns and drums, hurroo, hurroo
With your drums and guns and guns and drums
The enemy nearly slew ye
Oh my darling dear, Ye look so queer
Johnny I hardly knew ye.
La suite est floue et je
ne répète ici que ce qui m'a été rapporté après coup, à mon réveil à
l'hôpital, car c'est là qu'est censée vraiment débuter cette histoire.
Au moment de l'éjection, mon appareil explosa, probablement à cause des
deux missiles restant. Un morceau de tôle vint heurter ma capsule,
m'arrachant la jambe gauche au passage. La capsule ne réussit qu'au
dernier moment à restaurer le champ de protection qui permit de
préserver le peu d'oxygène restant. Difficile de dire ce qui, de la
jambe amputée ou du manque d'oxygène, causa ma perte de conscience mais
je suis soulagé de n'avoir aucun souvenir d'une si douloureuse blessure.
Le Saint-Patrick me récupéra à l'article de la mort. Je passais la
semaine suivante en cuve, entre autre jusqu'à ce que s'opère la
reconstruction de ma jambe, puis une autre à marcher avec une canne le
temps de faire une série de rééducations intensives.
La mission n'était
qu'une réussite partielle : une parabole avait été complètement détruite
et la seconde endommagée, les laissant aveugles pour plusieurs jours au
moins, mais un seul canon avait été mis définitivement hors d'usage.
Durant la bataille, un de nos chefs d'escadrille s'était fait descendre
sans réussir à s'éjecter. C'est Irish Rasta qui avait été promu à sa
place et Keenan se retrouvait être mon nouveau lieutenant. Pour
remplacer numériquement Irish Rasta, un nouveau fut affecté à mon
unité : Johnny « belle-gueule ». La perte de mon ancien lieutenant était
dure à compenser mais ce jeune semblait prometteur. Et surtout l'unité y
gagnait sur le plan esthétique : je ne sais pas si vous avez déjà vu un
roux de deux mètres avec des dreadlocks mais c'est franchement laid.
Johnny, lui, avait tout du jeune premier : grand, élancé, musclé, des
cheveux bruns coupés courts, un bronzage qui le démarquait d'une partie
du personnel à bord – dans un croiseur spatial on n'a que peu l'occasion
de profiter des rayons du soleil ailleurs que sur un écran – et des
yeux verts qui devaient faire un ravage sur la gent féminine – et je
dois bien l'avouer aussi sur certains hommes. Dans sa vie civile, avant
la conscription, il avait été pilote de course professionnel. S'il y a
une différence entre nos chasseurs et les véhicules de course, cela
laissait tout de même présager de compétences de pilote au-dessus de la
moyenne – il avait d'ailleurs fini premier de sa promotion. Une bonne
valeur ajoutée potentielle pour mon unité en somme.
Where are the eyes that looked so mild, hurroo, hurroo
Where are the eyes that looked so mild, hurroo, hurroo
Where are the eyes that looked so mild
When my heart you so beguiled
Why did ye scadaddle from me and the child
Oh Johnny, I hardly knew ye.
J'avance, claudiquant
sur trois pattes, à travers le dédale des coursives du vaisseau. Les
croiseurs militaires ne sont conçus que dans un but fonctionnel : toutes
les coursives se ressemblent, baignées d'une lumière trop vive,
étroites entre deux parois de métal froid dans lesquelles sont découpées
des portes à intervalles réguliers, identifiées d'un simple sigle
– l'indice du niveau puis celui du secteur et enfin le numéro de la
salle qui se trouve derrière. Même après presque deux ans de service
j'ai parfois du mal à retrouver mon chemin lorsqu'il me faut me rendre
en un lieu inhabituel. Mais cette fois il n'y a pas de problème, je
connais par cœur le chemin qui relie ma cabine à la salle de repos.
C'est là que je
rencontre Johnny pour la première fois. Il est engagé dans une partie de
carte endiablée avec Keenan, Craig et Emily, quatre verres et une
bouteille de whisky bien entamée sur la table. La jeune recrue dégage un
charisme naturel presque magnétique. Il se lève et je dois l'arrêter
alors qu'il s'apprête à me donner le salut de rigueur. Je suis pour le
respect du protocole, mais quand mon unité est de repos je tiens surtout
à oublier les désagréments du grade. Tandis que Keenan me présente le
nouveau et que Mimi vient déposer un baiser sur ma joue, Craig se charge
de me trouver un verre presque propre et de le remplir.
Je m'installe à la table
mais décline l'invitation à rejoindre la partie. La bouteille se vide à
vue d'œil ; Johnny nous donne des nouvelles fraîches du pays ; Keenan
taquine Craig sur la perte de son appareil au cours de la mission ;
Craig se vexe ; Mimi semble complètement sous le charme de Johnny ; et
moi j'ai l'impression de finalement retrouver un semblant de famille
après l'isolement de la cuve. Il ne manque que Bear pour que l'unité
soit au complet. Il est probablement endormi dans sa cabine ; il a cette
capacité incroyable d'être toujours frais et dispos avec à peine une
heure de sommeil, mais dès qu'arrive une journée de permission il dort
vingt heures d'affilée ; ce qui lui vaut ce surnom de Bear – l'ours –
pour sa faculté à hiberner.
La bouteille de whisky
n'ayant pas fait long feu, je me lève pour rejoindre la tireuse à bière
et servir cinq pintes de stout. Sur le Saint-Patrick, les militaires au
repos ont toujours une raison de trinquer : que ce soit aux morts, aux
vivants, au pays, aux nouveaux parents, aux nouveaux arrivants ou aux
résultats d'une partie de cartes. L'amertume de la bière est le ciment
social du bâtiment de guerre. Nous trinquons donc à l'intégration de
Johnny, puis à ma sortie de l'hôpital, puis à ceux tombés lors de la
mission, puis à ceux revenus vivants de la mission, puis au cours des
tournées successives en l'honneur de tout et surtout de n'importe quoi.
Il n'y avait pas
grand-chose à faire pour les pilotes à ce moment, les instances
dirigeantes avaient décidé à l'issue de la mission précédente de laisser
une chance aux rebelles de se rendre pour mettre fin au conflit par la
voie diplomatique. Donc, en attendant que les pourparlers ne s'achèvent,
il ne nous restait que le repos et les simulations d'entraînement pour
seules occupations. Quelques têtes brûlées avaient hâte que les
diplomates échouent pour pouvoir à nouveau en découdre, mais la plupart
d'entre nous n'étaient que de simples conscrits qui n'espéraient qu'une
solution pacifique pour que le Saint-Patrick puisse rejoindre New-Dublin
et revoir ainsi leurs familles.
Au moins cette soirée
avait marqué un retour à la normale ; aussi incertaine cette dernière
pouvant être. J'aurais peut-être pu la finir dans le lit de Johnny.
J'aurais peut-être dû le faire. Il est certain que l'opportunité ne se
représentera plus.
Where are your legs that used to run, hurroo, hurroo
Where are your legs that used to run, hurroo, hurroo
Where are your legs that used to run
When you went to carry a gun
Indeed your dancing days are done
Oh Johnny, I hardly knew ye.
Mais aucune solution
pacifique ne se dessinait. Les stratèges finirent par comprendre que les
rebelles kawelins ne participaient au processus de conciliation que
dans le but de gagner du temps pour consolider leurs positions et
réparer les dégâts de nos attaques précédentes. Le retour à la voie
militaire ne faisait plus de doute.
Je fus convoqué par
l'amiral avec les autres chefs d'escadrille dans la salle de briefing.
La rééducation s'était bien passée et je marchais sans canne depuis deux
jours. J'avais tout de même dû plaider ma cause pour que l'amiral
acceptât que je prisse place dans un cockpit en dépit des réserves du
corps médical.
Personne ne manquait à
l'appel au moment de débuter la réunion, la ponctualité était une
qualité essentielle si l'on voulait rester dans les bonnes grâces de
l'amiral ; mais je pense pouvoir dire qu'il en va de même dans tous les
corps de l'armée, bien que je n'aie jamais servi que sous ses ordres. Le
briefing se déroulait en petit comité : l'amiral « Paddy » O'Keefe et
son bras droit présidaient la séance ; s'ajoutaient le chef artificier
du navire, deux commandants de marines et les cinq chefs d'escadrille
dont moi-même.
Le plan était simple,
exposé à grand renfort de graphiques et de cartes stratégiques. Nous
devions escorter les transports de troupes à travers l'atmosphère dans
le but d'encercler la capitale de la planète où le gros de l'armée
rebelle s'était replié au milieu de la population civile. Des escadrons
de marines et de blindés seraient déployés pour faire plier ces
derniers. Chaque escadrille se vit affectée à la protection de deux
transports. Mon unité fut chargée de ceux qui déploieraient leur
contingent au Sud-Est de la ville. Un positionnement en étoile serait
alors installé : Nord, Ouest, Sud-Ouest, Sud-Est et Est. Nous devions
nous attendre à une opposition féroce : les Kawelins avaient à leur
disposition de nombreuses batteries sol-air et de nombreux avions de
chasse, moins puissants que nos chasseurs mais mieux adaptés au combat
en atmosphère. Il n'était pas non plus à exclure qu'ils aient recours à
des missiles thermonucléaires bien que ceux-ci ne furent pas conçus à
l'origine pour l'interception aérienne.
Durant la phase d'entrée
dans l'atmosphère, avec les autres chefs d'escadrilles nous dirigerions
l'opération. Une fois l'atterrissage accompli nous devions nous
soumettre au commandement des troupes au sol pour leur apporter un
soutien aérien. Cela jusqu'à nouvel ordre. Les transports emporteraient
des ravitaillements de carburant et de munitions pour nous permettre de
tenir le siège aussi longtemps que nécessaire. Ils contiendraient
également des quantités importantes de drogues, le combat en atmosphère
étant encore plus éprouvant pour le pilote que dans l'espace, on ne nous
demandait pas moins que de repousser nos limites physiques et mentales
au-delà du raisonnable. C'est le lot de tout militaire, il n'y avait pas
lieu de se plaindre.
L'opération était
risquée, très risquée même. Mais le débarquement au sol était la
meilleure option. Maintenir un blocus n'avait que peu d'intérêt contre
une planète capable de survivre en autarcie. Et un bombardement de la
planète depuis l'espace aurait été bien trop coûteux en vies civiles, et
donc particulièrement impopulaire dans l'empire ; les responsables
tenaient trop à leurs carrières politiques pour prendre ce risque. Nous
envoyer au casse-pipe était donc bien la meilleure option.
I'm happy for to see ye home, hurroo, hurroo
I'm happy for to see ye home, hurroo, hurroo
I'm happy for to see ye home
All from the island of Sulloon
So low in the flesh, so high in the bone
Oh Johnny I hardly knew ye.
Une IA battra toujours
un humain pour piloter un chasseur. Mais un humain blindé de drogues a
encore ses avantages sur la machine : il conserve cette étincelle de
folie que certains appellent instinct et qui peut faire la différence.
Bien sûr nous sommes des archaïsmes et s'il n'y avait pas le côté
psychologique de la guerre nous ne serions pas là. Mais il n'y a rien de
glorieux à vaincre par la technologie, il faut des hommes prêts à se
sacrifier, des héros à célébrer, c'est là la tradition.
Et pour être chargé, je
suis chargé. L'entrée dans l'atmosphère s'est déroulée non sans
difficulté mais le résultat est là : les deux transports sont posés et
mes hommes toujours aux commandes de leurs chasseurs. J'ai transféré le
commandement au commandant de marine et augmenté les dosages de mon
monitoring – un modèle encore plus perfectionné que ceux que l'on peut
trouver dans les hôpitaux. De mes sens, seuls l'ouïe et la vue restent
en alerte ; mon cerveau n'est plus qu'un ordinateur biologique qui
analyse toutes les données et les ordres pour réagir immédiatement. Ma
conscience anesthésiée reste en retrait, j'ai l'impression de suivre les
événements de loin, comme un film dont je ne suis plus l'acteur. Les
autres sens sont en berne heureusement, le corps humain n'est pas fait
pour subir de tels sévices et le fait bien sentir. Les reportages de
guerre présentent souvent les pilotes comme nous sortant de leur cockpit
héroïques, le casque sous le bras. La réalité est bien moins
glorieuse : en général après ce type de manœuvre, le pilote doit être
extrait par une équipe médicale, baignant dans sa merde et son vomi, et
être emmené directement dans une cuve de régénération pour une bonne
dizaine d'heures minimum. Je vous passerai donc les détails sur ce qui
se passa dans ce cockpit durant ces manœuvres éprouvantes. Des légendes
parmi les pilotes circulent sur des personnes ayant conservé leur
contrôle au cours de leur premier vol, mais ce ne sont que des légendes.
L'un des premiers conseils que l'instructeur donne aux novices est : ne
cherchez pas à vous contenir, vous ne retarderiez l'inévitable qu'au
prix de terribles douleurs.
Couverture, repli,
bombardement, soutien aérien. Je suis les ordres sans me poser la
moindre question. Je me contente d'appliquer la meilleure stratégie pour
les suivre et transmets les indications à mes pilotes de manière
automatique. Les drogues permettent le détachement émotionnel nécessaire
à la réalisation de ce qu'il y a à faire. Je suis incapable de dire si
l'opération est une réussite, un échec ou un bourbier. Tout ce que je
sais c'est que les cibles qu'on me donne explosent, que nous serons
bientôt à court de munitions et obligés de nous replier sur le camp de
base et que l'appareil de Johnny s'est fait descendre et ne répond plus.
Difficile de dire depuis
combien de temps la bataille dure. La perception du temps fait partie
de ces choses profondément altérées par nos médications. Mais j'ai dû me
replier cinq fois pour faire le plein de carburant, de munitions et de
drogues ; on ne doit donc pas être loin d'une journée standard, le
soleil a probablement eu le temps de se coucher et de se lever dans
l'intervalle de temps, mais ce n'est pas le genre de détail que j'ai le
luxe de remarquer.
Un appel sur la radio
nous informe de la reddition des insurgés. Nous devons regagner notre
camp de base. J'atterris auprès des deux transports de troupes
stationnés au point d'atterrissage initial et le monitoring médical de
mon appareil m'envoie une dose massive de calmant, contrecarrant les
effets des drogues précédentes et me plongeant dans le sommeil en
attendant qu'une équipe médicale ne vienne m'extraire de mon cockpit
pour rejoindre une cuve de régénération.
Ye haven't an arm, ye haven't a leg, hurroo, hurroo
Ye haven't an arm, ye haven't a leg, hurroo, hurroo
Ye haven't an arm, ye haven't a leg
Ye're an armless, boneless, chickenless egg
Ye'll have to put with a bowl out to beg
Oh Johnny I hardly knew ye.
« Quand tout cela sera
fini et qu'on aura une permission sur la planète, je vais me mettre en
quête du plus gros cigare possible ! » nous avait déclaré Johnny juste
avant le départ, pour sa première et dernière mission, arborant presque
fièrement son patch sur l'épaule droite. Tous les vaisseaux sont
strictement non fumeur à cause de la fumée qui obstrue les filtres des
prises d'air et dérègle son recyclage. Il n'aura pas eu l'opportunité de
réaliser ses objectifs mais j'ai eu l'occasion de trouver ce cigare qui
trône désormais dans la poche de mon uniforme. Je le fumerai avec le
reste de l'unité en pensant à lui.
Je me force à sourire.
Si l'on sourit c'est que l'on est heureux. Et par simple inversion de
causalité, mon spleen s'éloigne sous l'effet placebo d'un simple
sourire. Mais il ne disparaît pas, il se terre juste dans l'ombre,
attendant que mes zygomatiques se fatiguent pour revenir hanter mon âme.
Le pont d'envol a été
vidé de ses chasseurs et du matériel d'entretien, les drapeaux de
l'empire, de la Nouvelle Irlande et du Saint-Patrick ont été dressés de
chaque côté. Au centre, une vingtaine de cercueils scellés semblent
dessiner une formation d'attaque dirigée vers l'assemblée, c'est
probablement la déformation professionnelle de pilote qui me donne cette
impression. En pointe un commandant de marines, puis deux chefs
d'escadrille, le reste des cercueils contient les restes de pilotes et
de marines – même si dans le premier cas la majorité des cercueils sont
probablement vides, les corps flottant encore au milieu du vide
intersidéral. Tout le personnel du bâtiment est présent, au
garde-à-vous, à l'exception du personnel de quart. Une scène quasiment
identique se déroule dans le même temps à bord du Washington avec un
nombre de cercueils sensiblement supérieur.
La musique des
cornemuses et des tambours accompagne les défunts, en route pour
rejoindre leurs ancêtres. Dans la tradition de notre corps, les
funérailles se déroulent sans un mot, la musique seule parle aux morts
et pour les morts. Les tapis roulants qui habituellement placent les
chasseurs sur l'aire d'envol se mettent en action, éloignant les
cercueils de l'assemblée. Le déroulement est parfaitement chorégraphié,
chaque éjection d'un nouveau cercueil à travers un tube de lancement en
direction de l'espace s'effectue à l'instant précis où la musique
s'arrête pour une brève respiration avant de repartir d'un roulement de
tambour, gagnant à chaque fois en intensité, gardant le final pour le
grade le plus élevé.
Et Johnny dans tout ça ?
me direz-vous. Non, aucun des cercueils n'est le sien. Il fut tiré des
décombres de son appareil in extremis, miraculeusement en vie. En vie
mais dans un sale état. Du peu que je sais il a perdu un bras, l'usage
de ses deux jambes, son corps a été brûlé à plus de quatre-vingts pour
cent et les médecins ne se sont probablement pas embêté à compter le
nombre de ses fractures. L'armée peut dépenser une semaine de cuve régén
et une autre de rééducation pour un chef d'escadrille, mais quand il
s'agit de plus d'un mois de cuve et probablement plus d'une année de
rééducation pour un simple pilote elle commence à compter ses crédits.
Johnny a été renvoyé sur New-Dublin, après avoir été rafistolé juste ce
qu'il fallait pour qu'il puisse survivre au voyage, pour être pris en
charge dans un hôpital public qui n'aura probablement jamais les moyens
de le remettre sur pied. Je ne reverrai probablement jamais Johnny mais
je m'en souviendrai, et je réalise que vous ne connaîtrez que peu de
choses à son sujet mais finalement je suis dans le même cas, car je ne
l'ai qu'à peine connu.
They're rolling out the guns again, hurroo, hurroo
They're rolling out the guns again, hurroo, hurroo
They're rolling out the guns again
But they'll never will take my sons again
No they'll never will take my sons again
Johnny I'm swearing to ye.
(Paroles telles que
présentées sur la page wikipédia anglophone à propos de la chanson
éponyme (http://en.wikipedia.org/wiki/Johnny_I_Hardly_Knew_Ye), de
nombreuses variations dans les paroles et l'ordre des couplets
existent.)