Version retravaillée publiée en 2013 dans Sales Bêtes ! (Éditions des Artistes Fous).
Republiée ici sous licence CC-by en juillet 2016 avant de passer en CC0 en août à l'occasion du Ray's Day 2016.
Tous les singes ne vont pas au Paradis
Personne n’avait bien vu ce qu’il s’était passé ; aucun
témoin direct n’avait survécu. Quelques matelots avaient vu une
ombre passer, de la taille et probablement du poids de plusieurs
hommes, de la forme d’un gros singe. Tout le monde avait entendu
les cris que la tempête ne suffisait pas à couvrir. Les cris de la
bête ; et ceux des hommes et animaux massacrés. À cause des
intempéries la plupart des officiers et des marins étaient
calfeutrés dans les gaillards... Peu de ceux qui étaient de quart
avaient survécu ; certains furent retrouvés déchiquetés sur
le pont, d’autres avaient simplement disparu, le cadavre emporté
par une vague ou ayant préféré tenter leur chance en plongeant au
milieu de l’océan.
À l’aube, les deux chirurgiens descendirent en cale à la faveur
des premières lueurs du soleil et d’une mer calmée. La cargaison
n’y avait pas survécu : aucun des hommes parqués à l’avant
ni des femmes et des enfants de l’arrière ; ni les animaux
gardés pour fournir la nourriture du voyage. Tout n’était que
chair sanguinolente et os brisés.
La journée s’annonçait horrible : il fallait se débarrasser
de tous les cadavres avant qu’ils ne contaminent les victuailles
restantes ; les corps des matelots, des esclaves et des animaux.
Le capitaine était cloîtré en cabine et refusait toute requête.
Perdre toute la cargaison était une catastrophe financière pour
l’armateur ; mais pour le capitaine c’était la fin de sa
carrière.
L’angoisse de la nuit à venir régnait à bord, car la bête y
était forcément tapie, apportée au cœur d’un homme sûrement
contaminé par la magie démoniaque qui régnait sur le continent
africain. Les regards de l’équipage s’étaient tournés un temps
vers « le nègre ». C’était sa première mission sur
un bateau et il venait de ces contrées lui aussi. Mais il avait été
baptisé, son âme ne pouvait pas être habitée par le démon. Et au
moment de la tempête il était de corvée d’eau avec un mousse et
le tonnelier. Ça ne pouvait être que l’un des esclaves. Et il
fallait le débusquer avant que le soleil ne se couche pour céder
place à la pleine lune qui, comme tout le monde le savait, baignait
de sa lumière néfaste les sombres rituels des sorciers africains.
***
Cela faisait une vingtaine de jours qu’ils avaient quitté les
côtes sénégambiennes. Il leur faudrait encore presque deux mois
pour atteindre « Hispaniola », Saint-Domingue
l’espagnole. Le trajet de France à Dakar s’était fait sans
accroc.
Pendant que le capitaine négociait avec les autorités Ouolofs, les
hommes profitaient dans les bordels de ce que les côtes d’Afrique
pouvaient leur offrir. C’étaient leurs derniers instants à terre
avant un trajet de plusieurs mois en mer. Bien sûr la cargaison
contenait toujours des femmes, mais ce n’était pas pareil et il ne
fallait pas se faire prendre à abîmer les biens d’autrui.
Le mal de crâne avec lequel le matelot Pierre se réveilla ce
matin-là lui rappela que l’escale était également l’occasion
de magistrales bitures. Comme celle de la soirée passée. Mais à
bord l’alcool de qualité, comme le rhum des colonies, était
réservé au capitaine et aux quelques officiers. Les matelots se
contentaient d’un tord-boyaux encore plus mauvais que celui éclusé
dans les rades minables de Dakar. Le capitaine devait bien se
résoudre à ne pas avoir de meilleurs témoignages du massacre de la
veille, avec plus de la moitié de l’équipage ivre mort qui
n’avait rien vu et rien entendu.
Ils auraient dû faire plus attention aux discours d’ivrogne de ces
marins croisés durant l’escale et à leur histoire de monstre.
Leurs souvenirs étaient flous mais ces derniers prétendaient avoir
chassé le roi des gorilles avec des autochtones un soir de pleine
lune. Un monstre qui d’après la légende se tapirait au cœur d’un
homme, un homme dont l’absence d’âme laisserait un vide
suffisant pour porter ce mal.
Pierre et les autres matelots n’avaient pas porté beaucoup de
crédit à ce témoignage empreint de folklore et la soirée avait
viré à l’empoigne. Les deux chirurgiens de bord avaient eu
beaucoup de travail ce soir-là pour soigner toutes les blessures –
heureusement que les corps et les esprits étaient déjà anesthésiés
à l’alcool – ; peu d’arcades sourcilières avaient
résisté et les chirurgiens avaient également dû retirer de
nombreux tessons de bouteille des cuirs chevelus et même soigner
quelques cas de morsures.
Mais maintenant qu’ils avaient embarqué le monstre avec le reste
des passagers, Pierre regrettait leur incrédulité. La journée
avançait et la fouille méticuleuse du navire ne portait pas encore
ses fruits. Une quinzaine de marins sur la quarantaine du départ
étaient au rapport pour participer au ratissage. Le navire ne
comptait donc plus qu’une quinzaine
d’hommes de
vivants à son bord ; plus le monstre.
***
Les chirurgiens étaient formels. Ils avaient tous deux recompté à
plusieurs reprises. Avec le nombre de morceaux éparpillés à
travers toute la cale – des bouts de bras encore attachés aux fers
et de la chair jusqu’au plafond –, ils avaient finalement compté
les crânes. Et le compte y était. Pas un seul esclave n’y avait
réchappé. Le monstre ne se dissimulait pas au fond d’un de leurs
corps sans âme.
Le tonnelier avait émis l’hypothèse qu’un des corps comptés
pouvait être celui d’un membre de l’équipage. Après tout, avec
ceux passés par-dessus bord, il était impossible de s’assurer du
décompte. Mais aucun d’eux n’était censé se trouver dans la
cale de nuit, et cette dernière était fermée de l’extérieur. Le
charpentier du bord tenta de mettre tout le monde d’accord ;
il était formel, l’écoutille avait été défoncée de
l’extérieur : le monstre n’était pas sorti de la cave, il
y était entré pour massacrer les esclaves s’y trouvant.
La créature avait pu bénéficier de l’aide de Satan pour
rejoindre le pont par magie puis revenir dans la cale en défonçant
l’écoutille pour y placer le cadavre mutilé et méconnaissable
d’un matelot pour simuler sa mort. Certains semblaient ne
s’accrocher qu’à cette hypothèse et à la prière.
Le capitaine avait d’ailleurs réuni les survivants sur l’entrepont
pour une prière aux morts. L’aumônier n’avait pas survécu à
l’attaque de la veille et il fallait improviser : Notre
Père, Je vous salue Marie, une prière à Saint Érasme
qui protège habituellement les marins pendant les tempêtes. Chacun
jetait des coups d’œil à ses voisins, guettant un éventuel signe
de dissimulation du démon. Mais tous s’efforçaient d’être le
plus pieux possible ; le salut n’est-il pas promis aux
vertueux ?
***
Le soleil commençait à plonger face au bateau et l’inquiétude
montait. Ce
dernier avait été fouillé de la cale à la poupe sans débusquer
aucun passager clandestin. Tout était anormalement calme, laissant
présager une autre nuit de tension ; personne n’allait
dormir, et personne n’allait se saouler comme la veille.
Mais peut-être le monstre resterait-il caché, repu de la veille.
Les traces de dents sur les cadavres trouvés ne laissaient pas de
doute : ce n’était pas un massacre gratuit, c’était un
festin. Quelques centaines d’esclaves et une vingtaine de marins y
étaient passés ; et si la créature avait laissé beaucoup de
viande sur les corps, la quantité ingurgitée ne pouvait être
qu’énorme.
Tout le monde avait touché la croix et bu l’eau bénite. Le démon
n’avait pas été débusqué. Il ne restait donc plus qu’à prier
qu’il ne se réveille plus. Le capitaine avait dérouté la course
du bateau vers les îles portugaises du Cap-Vert ; à bord il
était impossible d’établir une quarantaine pour trouver la
personne infectée.
Les marins comptaient sur Saint Érasme le grand thaumaturge pour
chasser une nouvelle fois le démon. Ô noble et glorieux évêque,
St Érasme, aide dans les maux corporels et protecteur de ceux qui
sont persécutés. Car le roulis semblait annoncer le retour de
la tempête aussi forte que la nuit précédente, de celles porteuses
de mauvais présage.
***
Tout le monde s’était armé. Le capitaine avait le seul mousquet à
bord mais ce n’étaient pas les pièces contondantes qui manquaient
sur un navire. Pierre avait opté pour une planche de bois de
laquelle dépassaient trois clous rouillés, le charpentier pour une
portion de lanière en métal qui cerclait habituellement les
tonneaux et presque tous les couteaux de la cuisine étaient de
sortie.
Les survivants étaient rassemblés sur le pont, regardant le soleil
plonger dans la mer, attendant que la nuit dévoilât toute la
lumière de la lune déjà pleine dans le ciel. Chacun jaugeait les
autres, finissant de faire monter la suspicion qui grandissait depuis
l’aube. Et tous attendaient le démon, prêts à en découdre.
Seul Thomas, de son nouveau nom de baptême, l’Africain de
l’équipage, observait la scène légèrement en retrait ;
avec la même appréhension et sous les yeux tout autant scrutateurs
de ses camarades. Mais s’il avait rejoint les blancs et s’était
fait baptiser, c’était aussi pour fuir la violence : la
violence des Ouolofs à l’égard des leurs qu’ils n’hésitaient
pas à vendre en esclaves aux blancs ; la violence de la magie
noire qui habitait certains recoins de son continent également. Il
se signait avec la ferveur des nouveaux convertis, redoutant
l’arrivée du démon et l’affrontement inéluctable.
Le rouge tirait au noir et tous les regards ne cessaient de balayer
la scène, à l’affût du premier signe démoniaque. Tous les
muscles se contractaient alors que l’ambiance se tendait. Dans la
lueur rougeâtre d’un ciel finalement déserté par le soleil, la
lune prenait possession de son royaume. Et la lumière que renvoyait
maintenant l’astre venait de quitter les yeux du matelot Jacques ;
son visage, miroir de l’âme, n’avait plus rien à refléter.
L’ustensile de cuisine qu’il tenait si fermement quelques
instants auparavant quitta sa main pour tomber sur le pont d’un
bruit mat. Aucun doute ne pouvait subsister alors que ses traits se
figeaient et que de petits soubresauts commençaient à agiter son
corps.
Un coup de feu du capitaine dans le ventre de l’homme en cours de
transformation lança le pugilat. Un cercle se forma autour de
Jacques qui finit rapidement en un amas de chairs sanguinolentes sous
les coups répétés de ses camarades. Il était comme interrompu
dans un état intermédiaire, ni humain ni animal. Mais tout laissait
à penser qu’il était mort.
La créature ne respirait plus. Mais le diable était fourbe et il
lui arrivait de redonner vie aux cadavres. Dans le doute, le
capitaine ordonna que la tête fût séparée du corps. Tandis que
cette
première était installée en poupe pour conjurer le mal, le corps,
lui, était jeté en mer.
Thomas, resté à l’écart, était terrifié par ce qu’il
percevait au fond des yeux des matelots alors qu’ils nettoyaient le
sang de la victime qui les avait maculés ; le regard du malade
qui a trouvé l’excuse socialement acceptable pour s’abaisser à
ses plus bas instincts.
***
La cargaison était perdue et la carrière des survivants
compromise ; mais le soulagement était le sentiment dominant
tandis que le navire se dirigeait vers les îles portugaises où le
reste de l’équipage pourrait envisager de penser à se
reconstruire un avenir. Et la troisième et dernière nuit de pleine
lune s’annonçait plus calme que les précédentes.
Tout était rentré dans l’ordre, pourtant l’ambiance était
lourde et le soulagement paraissait incomplet. Personne n’avait
daigné toucher son souper. L’un des chirurgiens redoutait un début
de maladie ; l’autre lui objecta que les événements des deux
jours passés étaient la seule raison de ce contrecoup. Rien n’y
faisait, le cœur n’était pas à la fête.
Thomas était à côté de Pierre quand la transformation commença.
Il tenta de fuir vers le pont, pour y trouver le capitaine et un
matelot en cours de métamorphose. Quelques instants plus tard, il
plongeait à l’eau pour fuir la quinzaine de singes géants se
battant entre eux et mettant le navire en pièces. La noyade
l’empêcha de voir les eaux avaler le bateau et les monstres à son
bord. Mais c’était peut-être un sort préférable qui lui
permettrait probablement d’accéder à une place aux Cieux, là où
ceux qui n’hébergent nul démon en leur âme ont le droit
d’entrer.
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