vendredi 19 août 2016

Tous les singes ne vont pas au paradis

Nouvelle initialement publiée en 2013 sur le madtelier d'écriture.
Version retravaillée publiée en 2013 dans Sales Bêtes ! (Éditions des Artistes Fous).
Republiée ici sous licence CC-by en juillet 2016 avant de passer en CC0 en août à l'occasion du Ray's Day 2016.

Tous les singes ne vont pas au Paradis


Personne n’avait bien vu ce qu’il s’était passé ; aucun témoin direct n’avait survécu. Quelques matelots avaient vu une ombre passer, de la taille et probablement du poids de plusieurs hommes, de la forme d’un gros singe. Tout le monde avait entendu les cris que la tempête ne suffisait pas à couvrir. Les cris de la bête ; et ceux des hommes et animaux massacrés. À cause des intempéries la plupart des officiers et des marins étaient calfeutrés dans les gaillards... Peu de ceux qui étaient de quart avaient survécu ; certains furent retrouvés déchiquetés sur le pont, d’autres avaient simplement disparu, le cadavre emporté par une vague ou ayant préféré tenter leur chance en plongeant au milieu de l’océan.
À l’aube, les deux chirurgiens descendirent en cale à la faveur des premières lueurs du soleil et d’une mer calmée. La cargaison n’y avait pas survécu : aucun des hommes parqués à l’avant ni des femmes et des enfants de l’arrière ; ni les animaux gardés pour fournir la nourriture du voyage. Tout n’était que chair sanguinolente et os brisés.

La journée s’annonçait horrible : il fallait se débarrasser de tous les cadavres avant qu’ils ne contaminent les victuailles restantes ; les corps des matelots, des esclaves et des animaux. Le capitaine était cloîtré en cabine et refusait toute requête. Perdre toute la cargaison était une catastrophe financière pour l’armateur ; mais pour le capitaine c’était la fin de sa carrière.

L’angoisse de la nuit à venir régnait à bord, car la bête y était forcément tapie, apportée au cœur d’un homme sûrement contaminé par la magie démoniaque qui régnait sur le continent africain. Les regards de l’équipage s’étaient tournés un temps vers « le nègre ». C’était sa première mission sur un bateau et il venait de ces contrées lui aussi. Mais il avait été baptisé, son âme ne pouvait pas être habitée par le démon. Et au moment de la tempête il était de corvée d’eau avec un mousse et le tonnelier. Ça ne pouvait être que l’un des esclaves. Et il fallait le débusquer avant que le soleil ne se couche pour céder place à la pleine lune qui, comme tout le monde le savait, baignait de sa lumière néfaste les sombres rituels des sorciers africains.

***

Cela faisait une vingtaine de jours qu’ils avaient quitté les côtes sénégambiennes. Il leur faudrait encore presque deux mois pour atteindre « Hispaniola », Saint-Domingue l’espagnole. Le trajet de France à Dakar s’était fait sans accroc.
Pendant que le capitaine négociait avec les autorités Ouolofs, les hommes profitaient dans les bordels de ce que les côtes d’Afrique pouvaient leur offrir. C’étaient leurs derniers instants à terre avant un trajet de plusieurs mois en mer. Bien sûr la cargaison contenait toujours des femmes, mais ce n’était pas pareil et il ne fallait pas se faire prendre à abîmer les biens d’autrui.

Le mal de crâne avec lequel le matelot Pierre se réveilla ce matin-là lui rappela que l’escale était également l’occasion de magistrales bitures. Comme celle de la soirée passée. Mais à bord l’alcool de qualité, comme le rhum des colonies, était réservé au capitaine et aux quelques officiers. Les matelots se contentaient d’un tord-boyaux encore plus mauvais que celui éclusé dans les rades minables de Dakar. Le capitaine devait bien se résoudre à ne pas avoir de meilleurs témoignages du massacre de la veille, avec plus de la moitié de l’équipage ivre mort qui n’avait rien vu et rien entendu.

Ils auraient dû faire plus attention aux discours d’ivrogne de ces marins croisés durant l’escale et à leur histoire de monstre. Leurs souvenirs étaient flous mais ces derniers prétendaient avoir chassé le roi des gorilles avec des autochtones un soir de pleine lune. Un monstre qui d’après la légende se tapirait au cœur d’un homme, un homme dont l’absence d’âme laisserait un vide suffisant pour porter ce mal.
Pierre et les autres matelots n’avaient pas porté beaucoup de crédit à ce témoignage empreint de folklore et la soirée avait viré à l’empoigne. Les deux chirurgiens de bord avaient eu beaucoup de travail ce soir-là pour soigner toutes les blessures – heureusement que les corps et les esprits étaient déjà anesthésiés à l’alcool – ; peu d’arcades sourcilières avaient résisté et les chirurgiens avaient également dû retirer de nombreux tessons de bouteille des cuirs chevelus et même soigner quelques cas de morsures.
Mais maintenant qu’ils avaient embarqué le monstre avec le reste des passagers, Pierre regrettait leur incrédulité. La journée avançait et la fouille méticuleuse du navire ne portait pas encore ses fruits. Une quinzaine de marins sur la quarantaine du départ étaient au rapport pour participer au ratissage. Le navire ne comptait donc plus qu’une quinzaine d’hommes de vivants à son bord ; plus le monstre.

***

Les chirurgiens étaient formels. Ils avaient tous deux recompté à plusieurs reprises. Avec le nombre de morceaux éparpillés à travers toute la cale – des bouts de bras encore attachés aux fers et de la chair jusqu’au plafond –, ils avaient finalement compté les crânes. Et le compte y était. Pas un seul esclave n’y avait réchappé. Le monstre ne se dissimulait pas au fond d’un de leurs corps sans âme.
Le tonnelier avait émis l’hypothèse qu’un des corps comptés pouvait être celui d’un membre de l’équipage. Après tout, avec ceux passés par-dessus bord, il était impossible de s’assurer du décompte. Mais aucun d’eux n’était censé se trouver dans la cale de nuit, et cette dernière était fermée de l’extérieur. Le charpentier du bord tenta de mettre tout le monde d’accord ; il était formel, l’écoutille avait été défoncée de l’extérieur : le monstre n’était pas sorti de la cave, il y était entré pour massacrer les esclaves s’y trouvant.
La créature avait pu bénéficier de l’aide de Satan pour rejoindre le pont par magie puis revenir dans la cale en défonçant l’écoutille pour y placer le cadavre mutilé et méconnaissable d’un matelot pour simuler sa mort. Certains semblaient ne s’accrocher qu’à cette hypothèse et à la prière.
Le capitaine avait d’ailleurs réuni les survivants sur l’entrepont pour une prière aux morts. L’aumônier n’avait pas survécu à l’attaque de la veille et il fallait improviser : Notre Père, Je vous salue Marie, une prière à Saint Érasme qui protège habituellement les marins pendant les tempêtes. Chacun jetait des coups d’œil à ses voisins, guettant un éventuel signe de dissimulation du démon. Mais tous s’efforçaient d’être le plus pieux possible ; le salut n’est-il pas promis aux vertueux ?

***

Le soleil commençait à plonger face au bateau et l’inquiétude montait. Ce dernier avait été fouillé de la cale à la poupe sans débusquer aucun passager clandestin. Tout était anormalement calme, laissant présager une autre nuit de tension ; personne n’allait dormir, et personne n’allait se saouler comme la veille.
Mais peut-être le monstre resterait-il caché, repu de la veille. Les traces de dents sur les cadavres trouvés ne laissaient pas de doute : ce n’était pas un massacre gratuit, c’était un festin. Quelques centaines d’esclaves et une vingtaine de marins y étaient passés ; et si la créature avait laissé beaucoup de viande sur les corps, la quantité ingurgitée ne pouvait être qu’énorme.
Tout le monde avait touché la croix et bu l’eau bénite. Le démon n’avait pas été débusqué. Il ne restait donc plus qu’à prier qu’il ne se réveille plus. Le capitaine avait dérouté la course du bateau vers les îles portugaises du Cap-Vert ; à bord il était impossible d’établir une quarantaine pour trouver la personne infectée.
Les marins comptaient sur Saint Érasme le grand thaumaturge pour chasser une nouvelle fois le démon. Ô noble et glorieux évêque, St Érasme, aide dans les maux corporels et protecteur de ceux qui sont persécutés. Car le roulis semblait annoncer le retour de la tempête aussi forte que la nuit précédente, de celles porteuses de mauvais présage.

***

Tout le monde s’était armé. Le capitaine avait le seul mousquet à bord mais ce n’étaient pas les pièces contondantes qui manquaient sur un navire. Pierre avait opté pour une planche de bois de laquelle dépassaient trois clous rouillés, le charpentier pour une portion de lanière en métal qui cerclait habituellement les tonneaux et presque tous les couteaux de la cuisine étaient de sortie.
Les survivants étaient rassemblés sur le pont, regardant le soleil plonger dans la mer, attendant que la nuit dévoilât toute la lumière de la lune déjà pleine dans le ciel. Chacun jaugeait les autres, finissant de faire monter la suspicion qui grandissait depuis l’aube. Et tous attendaient le démon, prêts à en découdre.
Seul Thomas, de son nouveau nom de baptême, l’Africain de l’équipage, observait la scène légèrement en retrait ; avec la même appréhension et sous les yeux tout autant scrutateurs de ses camarades. Mais s’il avait rejoint les blancs et s’était fait baptiser, c’était aussi pour fuir la violence : la violence des Ouolofs à l’égard des leurs qu’ils n’hésitaient pas à vendre en esclaves aux blancs ; la violence de la magie noire qui habitait certains recoins de son continent également. Il se signait avec la ferveur des nouveaux convertis, redoutant l’arrivée du démon et l’affrontement inéluctable.

Le rouge tirait au noir et tous les regards ne cessaient de balayer la scène, à l’affût du premier signe démoniaque. Tous les muscles se contractaient alors que l’ambiance se tendait. Dans la lueur rougeâtre d’un ciel finalement déserté par le soleil, la lune prenait possession de son royaume. Et la lumière que renvoyait maintenant l’astre venait de quitter les yeux du matelot Jacques ; son visage, miroir de l’âme, n’avait plus rien à refléter. L’ustensile de cuisine qu’il tenait si fermement quelques instants auparavant quitta sa main pour tomber sur le pont d’un bruit mat. Aucun doute ne pouvait subsister alors que ses traits se figeaient et que de petits soubresauts commençaient à agiter son corps.
Un coup de feu du capitaine dans le ventre de l’homme en cours de transformation lança le pugilat. Un cercle se forma autour de Jacques qui finit rapidement en un amas de chairs sanguinolentes sous les coups répétés de ses camarades. Il était comme interrompu dans un état intermédiaire, ni humain ni animal. Mais tout laissait à penser qu’il était mort.
La créature ne respirait plus. Mais le diable était fourbe et il lui arrivait de redonner vie aux cadavres. Dans le doute, le capitaine ordonna que la tête fût séparée du corps. Tandis que cette première était installée en poupe pour conjurer le mal, le corps, lui, était jeté en mer.
Thomas, resté à l’écart, était terrifié par ce qu’il percevait au fond des yeux des matelots alors qu’ils nettoyaient le sang de la victime qui les avait maculés ; le regard du malade qui a trouvé l’excuse socialement acceptable pour s’abaisser à ses plus bas instincts.

***

La cargaison était perdue et la carrière des survivants compromise ; mais le soulagement était le sentiment dominant tandis que le navire se dirigeait vers les îles portugaises où le reste de l’équipage pourrait envisager de penser à se reconstruire un avenir. Et la troisième et dernière nuit de pleine lune s’annonçait plus calme que les précédentes.
Tout était rentré dans l’ordre, pourtant l’ambiance était lourde et le soulagement paraissait incomplet. Personne n’avait daigné toucher son souper. L’un des chirurgiens redoutait un début de maladie ; l’autre lui objecta que les événements des deux jours passés étaient la seule raison de ce contrecoup. Rien n’y faisait, le cœur n’était pas à la fête.

Thomas était à côté de Pierre quand la transformation commença. Il tenta de fuir vers le pont, pour y trouver le capitaine et un matelot en cours de métamorphose. Quelques instants plus tard, il plongeait à l’eau pour fuir la quinzaine de singes géants se battant entre eux et mettant le navire en pièces. La noyade l’empêcha de voir les eaux avaler le bateau et les monstres à son bord. Mais c’était peut-être un sort préférable qui lui permettrait probablement d’accéder à une place aux Cieux, là où ceux qui n’hébergent nul démon en leur âme ont le droit d’entrer.

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